Urgesat ! SF Page 2 : de l'anti-utopie
23.9.09
 
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Sylvain

15.4.06
 


Document : la mort de Big Brother :

« Communiqué médical officiel à propos de la mort de Big Brother :

Londres, le 3 janvier 1985. La commission médicale d’Etat spéciale pour le rétablissement de la santé de Big Brother communique : le 2 décembre de l’année dernière, Big Brother traversa une indisposition passagère liée à quelques dérèglements fonctionnels de certains organes. Agissant dans le sens d’une amélioration de l’état du malade, la Commission médicale d’Etat spéciale fit procéder à l’ablation provisoire de sa jambe gauche et de son bras droit. Des mesures furent prises en même temps en vue de l’ablation provisoire de son rein gauche.

A la suite de ces interventions, l’état de Big Brother s’améliora au point qu’il réclama qu’on lui lise l’éditorial du Times. Puis il se trouva à nouveau indisposé, ce qui amena la Commission spéciale - élargie à différents responsables de la vie sociale, elle comptait alors 250 personnes - à décider d’amputer provisoirement la jambe droite de notre chef bien-aimé.

L’opération et la transfusion de sang consécutive furent un succès. Notre chef s’assoupit peu à peu, bercé par les chants de combat de sa jeunesse.

Après l’amputation de son bras gauche atteint par la gangrène, Big Brother s’adressa à la population océanienne, à l’occasion d’un discours radiodiffusé de trois minutes ; il lui demanda de ne pas se laisser gâcher par son indisposition momentanée l’allégresse éprouvée à l’annonce de l’incomparable victoire qui venait d’être remportée par la force aérienne océanienne contre les avions pirates des barbares eurasiens. Grâce à la suppression de son poumon gauche, l’état du patient s’améliora. Le 5 décembre, l’état de Big Brother était stationnaire ; le 6, il devint critique ; le 7 décembre, l’état du patient était stationnairement critique ; le 8, il devint critiquement stationnaire. Le 9 décembre, la Commission prit à l’unanimité la décision de faire amputer le bras gauche du patient. (1)

Le 10 décembre, à 0 h 32, Big Brother est décédé à l’issue d’un malaise passager.

Note (1 ) de l’historien : On le sait, c’est alors la première fois, depuis 1960, que l’on procéda à un vote dans l’histoire de l’Océania. A en croire cette source, Big Brother aurait eu une main gauche de trop. A moins qu’il n’ait vraiment eu deux mains gauches ? »

Cité par György Dalos dans « 1985 » (édition La Découverte-Maspéro, 1983) pages 19 et 20.

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Sommaire :
comptes-rendus de lecture :


"Les Socialistes au pouvoir" d'Hippolyte Verly.
"Révolte en 2100" de Robert Heinlein.
"L'île habitée" d'Arcadi et Boris Strougatski suivi de quelques mots sur
"Le Scarabée dans la fourmilière" et sur "Les Vagues éteignent le vent" des mêmes auteurs.
"L'étoile rouge" suivi de "L'ingénieur Menni" d'Alexandre Bogdanov.
"L'heure du taureau" d'Ivan Efrémov.
"Wyst : Alastor 1716" de Jack Vance.
"Temps futurs" d'Aldous Huxley.
"1984-85" d'Anthony Burgess.
"Un bonheur insoutenable" d'Ira Levin suivi de quelques mots sur
"Les femmes de Stepford" du même auteur.
"1985" de György Dalos.
"1984" de George Orwell.
"La kallocaïne" de Karin Boye.
"Le meilleur des mondes" d'Aldous Huxley.
"Nous autres" d'Eugène Zamiatine, suivi d'une correspondance électronique avec Arca1943...

 
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Hippolyte Verly : « Les Socialistes au pouvoir »
Sous-titre : « Simple histoire à la portée de tout le monde. Version nouvelle du "Triomphe du Socialisme" ».
Librairie H. Le Soudier (1898).

Je possède peu de renseignements sur Hippolyte Verly. Je sais qu'il est né en 1838 et qu'il est mort en 1916. Entre temps, il a été directeur d'un journal régional du Nord et a publié un recueil de « Contes flamand » en 1885. S'il m'intéresse aujourd'hui, c'est qu'il est également l'auteur d'une fiction publiée en 1898 et intitulée « Les Socialistes au pouvoir ».
Ce texte n'a apparemment jamais été réédité mais il a été mis en ligne sur le site de la Bibliothèque de France consacré aux utopies socialistes. Ce site est ICI et met à la disposition du public de nombreux textes. La page permettant le téléchargement des "Socialistes au pouvoir" est ICI.

En 19**, le Parti Ouvrier remporte les élections législatives en France. 453 députés socialistes sont envoyés au Parlement et leur tache - qui est immense - est de bâtir la Démocratie sociale.
Conformément au programme socialiste-collectiviste du Parti, tous les moyens de production et toutes les propriétés foncières sont rapidement décrétés "propriété de l'État". L'or doit être porté aux caisses publiques et le travail devient obligatoire sans distinction de sexe de vingt à soixante ans. La presse est supprimée, seul continue à paraître le "Journal officiel". Au nom de l'Égalité, les dépôts réalisés dans les Caisses d'épargne sont confisqués par l'État, ce qui provoque les premières tensions avec une partie de la population.
Le récit des événements est fait par Jacques Martin, un ouvrier ciseleur travaillant à domicile, vieux militant socialiste qui accueille avec enthousiasme l'arrivée du nouveau régime. Il a une femme et trois enfants. L'aîné est ouvrier typographe, le second fils ne rêve que de quitter l'école et la plus jeune, Aline a huit ans. La famille héberge également le beau-père de Jacques.

Peu à peu, le nouveau pouvoir organise l'ordre socialiste. Les vieillards doivent aller à l'hospice pendant que les enfants sont retirés à leurs parents et rejoignent des établissements publics. Selon la même logique, les repas doivent être pris désormais dans des cantines publics et les vêtements sont fournis par des vestiaires publics. Toutes ces prestations sont gratuites et les gens reçoivent en échange de leur travail ce que nous appellerions des tickets de rationnement.
Le mariage est désormais une affaire privée et l'État n'a pas à savoir s'il existe des relations privilégiées entre certaines personnes. Comme les travailleurs-travailleuses sont déplacés en fonction des besoins (mais aussi en fonction de leur ligne politique supposée), de nombreux couples sont séparés.
Les logements sont mis dans une sorte de pot commun et attribués aux personnes par tirage au sort. Ce n'est que grâce à un échange défavorable pour lui que Jacques Martin pourra continuer à habiter avec sa femme...
La population bien sûr commence à être mécontente. Les familles sont détruites, les produits fabriqués par les ateliers nationaux sont de piètre qualité et la répression commence à se faire féroce. Après l'exil des bourgeois dépossédés qui n'acceptent pas le nouveau régime, après la reconstitution de l'armée, après la fermeture des frontières et la guerre, la seule issue est la révolte. Celle-ci viendra des groupes sociaux censés être les piliers du socialisme : les ouvriers métallurgistes et les mineurs se mettent en grève et la guerre civile commence dans les dernières pages de ce texte.

Ce court roman anti-utopique d'Hippolyte Verly est remarquable. Ce qui commence dans la joie et l'allégresse tourne à la farce avant de basculer dans la tragédie et le récit a quelque chose d'implacable dans son déroulement. L'auteur a manifestement lu les différents programmes des partis socialistes et les écrits des leaders socialistes de l'époque et la lecture de ce texte fait comprendre à quel point notre société contemporaine est profondément socialiste.

Les expériences socialistes et communistes du vingtième siècle ne feront que confirmer en l'aggravant encore le tableau peint par Verly. Il n'a certes pas imaginé les camps de concentration, le Goulag, ni les millions de morts qu'ont provoqués les régimes collectivistes mais qui l'aurait pu ? À notre époque où l'information est facilement disponible, le négationnisme communiste a de nombreux partisans et les idées politiques collectivistes se portent encore très bien. La référence d'Hippolyte Verly reste la Guerre civile de 1870 qui a épouvanté ses contemporains mais nous savons que les socialistes du vingtième siècle allaient faire beaucoup mieux...

Sylvain

Extraits :

À la tribune de l'Assemblée, alors que le nouveau régime s'apprête à confisquer les dépôts de Caisse d'épargne, le Premier-Délégué prend la parole :
"Ce que les gens prévoyants ont cherché à s'assurer par leurs privations et leur économie, leur sera donné à eux, en même temps qu'à tous, par les institutions sublimes que nous sommes occupés à combiner pour le bien-être et la sécurité des travailleurs. Que pourrait-on exiger de plus ? Mais si dès le début de notre oeuvre immense, vous créez une catégorie de privilégiés ; si vous retranchez plusieurs milliards du capital social qui doit être exclusivement employé pour le bien de la collectivité, mes collègues du gouvernement et moi nous nous trouverons dans la nécessité de décliner la responsabilité de l'établissement méthodique de la Démocratie sociale."
« Les Socialistes au pouvoir », page 29 et 30 (version PDF).

À la veille des élections générales, le narrateur nous décrit brièvement les partis d'opposition au pouvoir socialiste :
"Ce sont d'abord les Réformistes, qui réclament la réduction de la journée à six heures, le doublement de la durée et l'amélioration des repas, l'agrandissement des logements, le rétablissement des divertissements publics. Ce sont ensuite les Libertaires qui protestent contre les atteintes à la liberté, contre l'égalité des salaires, contre la dissolution de la famille, contre l'ingérence administrative dans l'attribution des professions, contre l'institution des cantines publiques. Ce sont aussi les Féministes qui veulent un collège électoral spécial pour les femmes et le rétablissement du mariage légal. Ce sont enfin les Jeunes, qui se montrent d'une véhémence extraordinaire, reprochent au gouvernement d'être pire que les anciennes tyrannies, d'avoir confisqué la Révolution, et qui exigent la journée de quatre heures, le roulement périodique de toutes les professions, y compris les plus hautes fonctions publiques, un mois de vacances avec voyage gratuit par an pour tout le monde, l'extension des divertissements publics à toute la France."
Idem page 118.

Un médecin à propos d'une épidémie de suicides qui frappe les jeunes gens :
"- Parfaitement. Mais la nostalgie ne raisonne pas. Eh bien ! nous nous trouvons ici en présence de cas identiques, aggravé par le défaut total d'espérances. Les restrictions apportées à la liberté personnelle, l'étroite prison morale dans laquelle l'individu se trouve enfermé par l'organisation socialiste de la production et de la consommation, la notion de la perpétuité de cette existence terne et moutonnière qu'aucune initiative ni aucun effort de volonté ne peuvent améliorer, ont diminué dans une telle proportion le charme de la vie, qu'un certain nombre de citoyens en sont arrivés à considérer le suicide comme le seul moyen d'échapper à une destinée intolérable pour eux."
Idem page 136.

Bibliographie :

- "L'Utopie ou la mémoire du futur" par Yolène Dilas-Rocherieux, éditions Robert Laffont (2000), pages 260 et 261.

Illustration de la page 39 des « Socialistes au pouvoir » :


8.1.05
 
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Robert Heinlein : « Révolte en 2100 ».
Editions françaises :
1 : in « Histoire du futur » tome 2, éditions OPTA col. CLA n° 16 (1969) ;
2 : Presses Pocket n° 5076 (1980).
Recueil de trois nouvelles :
A : « Si ça arrivait... » (« If This Goes On... », 1940) ;
B : « La réserve » (« Coventry », 1940) ;
C : « L’inadapté » (« Misfit », 1939).
Traduit par Frank Straschitz.
3 : "Histoire du futur, III", Folio SF n°209 (2005), comprend les trois nouvelles ci-dessus ("Si ça arrivait..." est rebaptisée "Si ça continue....") et une quatrième nouvelle ("Oiseau de passage", en VO : "The Menace from Earth", 1957) qui ouvre le volume. De plus la traduction a été revue et complétée par Pierre-Paul Durastanti.

Robert Heinlein est né en 1907 et c’est en 1939 qu’il publie « Life-line » (en français « Ligne de vie »), sa première nouvelle. Une bonne partie des textes qu’il publie ensuite jusqu’au début des années soixante s’inscrit dans une « Histoire du Futur » cohérente et racontant la destinée de l’homme de 1950 (environ) à 2600 de notre ère. Le recueil « Révolte en 2100 » constitue le troisième volume de cette série qui en compte cinq.
« Si ça arrivait », le premier texte est le plus intéressant et représente à lui seul les deux tiers du recueil.

L’histoire se passe au Etats-Unis au 21è siècle. Une dictature religieuse règne sur le pays et les faits et gestes des citoyens sont surveillés de près.
Le récit est raconté à la première personne par John Lyle, un jeune homme plutôt naïf qui après avoir fait West Point (une école militaire) a été recruté dans la garde rapprochée du Prophète, le chef de cette dictature. Une nuit qu’il monte la garde sur les remparts devant les appartements privés du Prophète, John croise Judith, une jeune femme consacrée qui n’a pas eut la chance d’être choisie par tirage au sort pour servir le Prophète « corps et âme » pendant vingt-quatre heures. John, qui n’a jamais connu de femme est troublé par cette rencontre et ne cesse d’y penser les jours suivants.
Quelques jours plus tard, Judith réussit à rencontrer John pour lui apprendre que cette fois elle a été choisie. Dans la nuit, un cri retentira et la jeune femme sera évacuée en urgence des appartements du Prophète. John mettra plusieurs jours à comprendre que Judith a failli être violée et commencera alors à voir d’un autre oeil ce qu’il a toujours cru être la vérité.
Grâce à un ami plus déluré que lui, il entrera plus tard en contact avec la Cabale, une organisation clandestine qui veut mettre fin à la dictature religieuse. S’ensuivront de nombreuses péripéties jusqu’au déclenchement de la révolution...

Ce court roman se lit avec plaisir encore aujourd’hui. La narration est simple et linéaire et de nombreux détails rendent crédible l’intrigue. Les réfractaires à la nouvelle religion sont enfermés dans des ghettos et risquent le lynchage s’ils en sortent. Robert Heinlein mentionne la télévision comme outil permettant d’espionner les gens, l’utilisation de la torture pour obtenir des renseignements et pour briser les opposants et la manipulation des foules par les tenants de la dictature comme par les révolutionnaires. L’organisation économique elle, ne semble pas avoir été modifiée, il s’agit toujours d’un capitalisme tempéré. L’évolution psychologique du personnage principal, quoiqu’un peu rapide et radicale est bien menée et les personnages secondaires sont soigneusement traités.
Par rapport aux textes traitants de sujets proches comme « La kallocaïne » de Karin Boye ou « 1984 » de George Orwell, le ton est moins sombre, la dictature moins terrible et les opposants plus forts. Cela est peut-être dû au fait que Robert Heinlein était Américain et que les horreurs du totalitarisme de la première moitié du XXè siècle lui étaient peut-être moins proches qu’à des Européens. Il ne faut pas oublier non plus que la Science Fiction de l’époque était fondamentalement optimiste et volontariste : les Bons devaient nécessairement gagner... On peut aussi penser qu’une dictature religieuse est par nature moins totalitaire qu’une dictature à base plus exclusivement politique.
De plus, en 1940, année de la parution de ce texte, les dictatures communistes, fascistes et nazies n’avaient pas encore montré toute leur perversité. Orwell en 1949, « bénéficiera » si j’ose dire d’une plus grande expérience. Tout cela n’en souligne que plus l’extraordinaire réussite de Karin Boye avec son roman « La kallocaïne » paru lui aussi en 1940 et qui décidément est le chef d’oeuvre de cette période.

Le deuxième texte, « La réserve » se place quelques années plus tard alors que le nouveau régime est solidement établi. David MacKinnon a frappé quelqu’un avec qui il avait un différent. Les examens auxquels il a été soumis ont révélé qu’il était dangereux pour les autres. Les gens sont libres mais aucune violence à l’égard des autres personnes n’étant tolérée, la justice lui donne le choix entre un réajustement psychologique et l’exil dans la réserve de Coventry où vivent ses semblables. Il choisit Coventry en pensant y trouver une sorte d’utopie anarchiste et individualiste. Il sera très déçu de constater qu’en fait ce sont des régimes dictatoriaux qui ont pris le dessus. L’un d’eux en particulier ressemble beaucoup à notre monde avec ses impôts prohibitifs et ses gangsters vivant aux marges du système... MacKinnon découvrira l’existence d’une conspiration visant à envahir le reste des Etats-Unis et cherchera à prévenir les « autorités »...

Le troisième texte de ce recueil parle lui de tout autre chose. « L’inadapté » est l’histoire d’un homme qui n’a pas trouvé sa place sur Terre mais qui dans l’espace se révèle être un calculateur prodige...

Pour finir, la réédition chez Folio SF présente en ouverture la nouvelle "Oiseau de passage". Pas de lien non plus avec la dictature religieuse décrite dans "Si ça arrivait...", il s'agit d'une aventure amoureuse servant de prétexte à une description du vol semblable à celui des oiseaux pratiqué par les "Lunatiques" profitant de la faible gravité régnant sur la Lune.

Robert Heinlein reprendra plus tard une partie de la problématique posée dans "Si ça arrivait..." et dans "La réserve". Avec une intrigue plus complexe, des idées politiques plus élaborées et une dimension scientifique plus importante, il écrira « Révolte sur la Lune », son chef d’oeuvre.

Sylvain

Citation :

« C’était la première fois que je lisais des livres non approuvés par les censeurs du Prophète et cela eut sur mon esprit un effet dévastateur. Parfois, je lorgnais par-dessus mon épaule de peur que l’on ne m’épie. Je commençai à entrevoir que la base de toute tyrannie n’est pas tellement la force que le mystère, la dissimulation, la censure. Lorsqu’un gouvernement, ou une Eglise d’ailleurs, dit à ses sujets : « Il ne faut pas lire ceci, pas voir cela, il est interdit de savoir telle chose », il en résulte inévitablement une tyrannie, quels qu’aient été les mobiles primitifs. Il faut bien peu de force pour contrôler un homme dont l’esprit est ainsi déformé. En revanche, nulle violence ne peut venir à bout d’un esprit libre, ni la torture, ni les bombes à fission, rien... on ne peut pas soumettre un homme libre. On ne peut que le tuer. »
« Si ça arrivait... » in « Révolte en 2100 » (édition Presses Pocket page 76 ; traduction très légèrement différente dans l'édition Folio SF page 133).


Liens :

- Un entretien très intéressant avec Ugo Bellagamba qui prépare un essai sur la vie et l'oeuvre de Robert Heinlein.

- Ma présentation du meilleur roman de Robert Heinlein : "Révolte sur la Lune".


27.11.04
 
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Arcadi et Boris Strougatski : « L’île habitée »
Premier volume de la trilogie dite "des Pèlerins".
Collection Outrepart, éditions l’Age d’Homme (1980).
Traduit du russe par Jacqueline Lahana.
Editions originales : 1968 en revue, 1971 en volume.

Quand on lit un roman de Science Fiction issu des pays ayant connu le « socialisme réel », on a parfois l’impression de lire de la Science Fiction au carré : un roman de Science Fiction provenant d’un pays lui-même de Science Fiction.
Les frères Strougatski pâtissent certainement aujourd’hui de l’ignorance de plus en plus répandue ici de ce qu’a été la vie dans les pays communistes et les lecteurs actuels doivent perdre une partie du sens de leurs romans. Arcadi et Boris Strougatski ne sont bien sûr pas les seuls à être dans ce cas et la « grande parade », pour reprendre le titre d’un essai de Jean-François Revel a fait son oeuvre. Il est donc nécessaire de replacer leurs oeuvres dans leur contexte historique pour essayer de montrer le grand intérêt de leurs textes.

La question examinée par les frères Strougatski dans « L’île habitée » est celle de la possibilité et du bien-fondé de l’intervention d’un membre ou d’une organisation d’une société relativement avancée sur une autre société plus primitive ou dictatoriale. Question d’actualité s’il en est.

Maxime est un explorateur terrien du GRL, le « Groupe de Recherches Libres ». Commençant à être blasé par son travail, c’est sans appréhension qu’il atterrit sur une planète lambda dévastée par une guerre nucléaire. La situation se corse quand son vaisseau spatial est détruit par des autochtones qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils viennent de faire. Comme Robinson, Maxime se retrouve naufragé à la différence que cette fois-ci, l’île est habitée...
Issue d’une société très avancée, notre héros est presque invulnérable. Sa condition physique est excellente et il « sent » littéralement les substances dangereuses, radioactives par exemple (son nouvel environnement n’en manque pas).
Cette planète a une particularité : du fait d’une anomalie dans les propriétés de l’atmosphère (voir page 64) les habitants sont persuadés de vivre sur la face interne d’une sphère. Ils pensent que leur monde est « Le Monde » et n’ont pas la moindre idée de la structure réelle de l’univers. Seuls les constructeurs d’engins balistiques à longue portée utilisent une théorie différente. Personne n’imagine donc que Maxime puisse venir d’une autre planète, il doit venir d’un pays lointain plus ou moins fabuleux...

Contraint et forcé, Maxime va donc faire connaissance avec cette société. Après quelques mois passés au contact des habitants de cette planète, il va apprendre leur langue et tenter de comprendre cet étrange univers avant d’essayer de le réformer.
Le pays où Maxime est arrivé est dirigé par les Pères Inconnus, un groupe d’officiers qui a pris le pouvoir vingt ans auparavant et dont les véritables identités ne sont pas connues de la population. Plusieurs d’entre eux apparaîtront dans le roman. Il semble que chacun ait son domaine de compétence et qu’ils soient plus ou moins en concurrence les uns avec les autres. En tout cas, peu d’idéologie, le but est de rester au pouvoir et d’en tirer le plus de satisfactions possibles. Les Pères Inconnus s’appuient sur la Légion, une milice paramilitaire pour exercer leur pouvoir. Il y a également une armée régulière et tout un réseau de tours de défense construites sur l’ensemble du territoire et dont l’objet officiel est de protéger la population des attaques par missiles : la Défense Anti-Balistique ou DAB. Elément essentiel du roman, Maxime découvrira que les tours de la DAB émettent en fait un rayon hypnotique deux fois par jour afin de conditionner la population à l’obéissance et au fanatisme. Au moment de l’émission des rayons, les gens sont plongés dans un état second ; ils se mettent à brailler et à chanter des chants patriotiques.

« - Mais quoi ? Il ne chante pas, il est debout, les jambes écartées, appuyé contre la barrière, il tourne sa stupide tête brune en écarquillant les yeux et il rit. De qui te moques-tu, salaud ? Oh ! comment voulez-vous partir d’un pas lourd et plein d’élan sous ce rictus ignoble et pâle... Mais il n’y a rien à faire : ce n’est qu’un dingue, un pitoyable infirme, le bonheur véritable lui est inaccessible, il est aveugle, insignifiant, c’est une pitoyable épave humaine. Quant à l’autre, ce salaud de rouquin, il se recroqueville dans un coin en proie à une douleur insupportable. Mais autre chose : nous avons toujours des maux de tête lorsque l’enthousiasme nous étouffe, lorsque nous chantons notre marche militaire jusqu’au bout même si nos poumons sont prêts à éclater ! Bagnard, gueule d’assassin, bandit ! Lève-toi, salopard ! Mets-toi au garde-à-vous quand les légionnaires chantent leur marche ! Et prends-ça sur ta caboche, prends-ça sur ta sale gueule et sur tes yeux exorbités et insolents. Tiens... tiens... »
« L’île habitée », pages 27 et 28.

Maxime va rencontrer Gaï, un officier de la Légion qui deviendra son ami et il s’enrôlera à son tour dans cette organisation. Après une période probatoire, Maxime devra prouver sa valeur en exécutant des condamnés à mort. Il échouera au test en refusant de les tuer et réussira à s’échapper avant de rejoindre les résistants.
Car cette société est entourée d’ennemis. Il y a d’abord les pays limitrophes qui envoient des espions et des saboteurs. Au sud, il y a les mutants victimes du niveau élevé de radioactivité et que les hommes « normaux » craignent et cherchent à détruire. Et surtout, il y a l’ennemi intérieur qu’il faut combattre sans relâche. Cet ennemi intérieur est constitué d’hommes et de femmes d’apparence normale mais qui du fait d’une particularité physiologique sont immunisés aux rayons émis par les tours de la DAB. Le conditionnement n’ayant aucun effet sur eux, sinon celui de provoquer de vives douleurs, ils sont férocement pourchassés et qualifiés de « dégénérés ».
Après avoir rejoint et combattu dans les rangs de la Résistance, Maxime ira volontairement dans un camp de prisonniers d’où il s’enfuira de nouveau pour aller à la rencontre des mutants.
Plus tard, il parviendra à abattre le régime en faisant sauter le « centre » du système... avant d’apprendre que le Père Inconnu qui lui semblait le plus redoutable est en fait un agent terrien chargé de remettre cette société sur les bons rails et que l’action de Maxime a contrecarré ses plans...

Ce roman est très dense. Comme toujours chez les Strougatski, les idées foisonnent et la narration est parfois un peu elliptique. La société décrite est probablement proche de la Russie de l’après Seconde guerre mondiale. Certains éléments sont directement empruntés à l’histoire comme les prisonniers qu’on extrait des prisons ou du goulag pour les lancer presque sans armes et sans équipement contre l’ennemi qu’il faut stopper coûte que coûte. Les habitants n’ont strictement rien d’extraterrestre, ce sont des hommes comme nous à la différence de Maxime qui est plutôt un homme du futur.
La vie quotidienne est grise et triste comme la réalité de la Russie des années cinquante quand Staline était encore vivant et la fin ouverte laisse penser que l’opinion des Strougatski sur le bien-fondé ou non de l’intervention sur une société en perdition n’est pas tranchée.
Les méthodes de la Légion qui peut perquisitionner chez n’importe qui et qui n’hésite pas à s’approprier les biens des victimes rappellent les images que nous avons tous de la milice sous l’Occupation ou de ses équivalents nazi ou communiste.
Un clin d’oeil discret à la « vraie science » utilisée dans l’industrie de l’armement alors qu’ailleurs dans la société, les préjugés idéologiques priment sur la vérité, ce qui a longtemps été le cas en URSS où la « science bourgeoise » (génétique, linguistique, etc.) a été interdite et ses défenseurs parfois assassinés.

Pour revenir au problème essentiel posé dans « L’île habitée », l’intervention sur une autre société, les frères Strougatski sont revenus sur ce thème dans au moins trois autres romans : « Il est difficile d’être une dieu » (peut-être leur roman le plus connu), « Un gars de l’enfer » et « Les vagues éteignent le vent » (un de leurs derniers textes). Nous aurons donc l’occasion d’y revenir.

Sylvain

Un autre extrait :

« Ils traversèrent quelques salles à l’architecture lourde et surchargée, prirent un ascenseur grinçant, arrivèrent au rez-de-chaussée et se trouvèrent dans le vaste vestibule où quelques jours auparavant Gai avait conduit Maxime. Et comme quelques jours plus tôt, il dut encore attendre qu’on remplisse des papiers. Un drôle de petit homme coiffé d’un couvre-chef ridicule gribouilla quelque chose sur des formulaires roses pendant que l’inconnu aux yeux rouges gribouillait quelque chose sur des formulaires verts et qu’une jeune fille portant des verres grossissant apposait des tampons mauves sur ces formulaires : ensuite, ils mélangèrent les formulaires et les tampons et se mirent à s’engueuler. Finalement, le petit homme au couvre-chef ridicule prit pour lui deux formulaires verts et un formulaire rose, coupa en deux le formulaire rose dont il donna la moitié à la jeune fille qui avait mis les tampons, l’inconnu au visage desquamé reçut deux formulaires roses, un petit carton épais bleu ainsi qu’un jeton rond en métal marqué d’une inscription qu’il donna une minute plus tard à un homme âgé aux boutons brillants qui se tenait près de la porte d’entrée, à vingt pas du petit homme au couvre-chef ridicule et , quand ils sortirent dans la rue, l’homme âgé se mit soudain à crier d’une voix sifflante. L’inconnu aux yeux rouges se retourna et expliqua qu’il avait oublié de prendre le petit carré de carton bleu. Il le prit et le rangea sur lui avec un profond soupir. Ce n’est qu’après tout cela que Maxime, déjà mouillé par la pluie, put s’asseoir dans une longue automobile mal conçue, à droite de l’homme aux yeux rouges, énervé et essoufflé qui répétait fréquemment l’expression favorite d’Hippopotame "Massarakch !" ».
« L’île habitée », page 36.

Références :

- « De la science-fiction soviétique, par delà le dogme, un univers » par Leonid Heller (éd. L’Age d’Homme, col. Outrepart, 1979), pages 186 et 195.
- « Les mondes parallèles de la science-fiction soviétique » par Jacqueline Lahana (éd. L’Age d’Homme, col. Outrepart, 1979) pages 56 à 59.
- Note de lecture de « L’île habitée » par Michel Cossement in Sfère n°6 (1983).

Liens :

- Ma présentation d'autres textes des frères Strougatski : "La seconde invasion des Martiens" et "le cycle de la Forêt".

- Les livres des frères Strougatski disponibles en russe sont ICI.





Addenda du 2 mars 2005 :
Les frères Strougatski ont repris le personnage de Maxime Kammerer dans deux romans écrits quelques années plus tard :
- « Le Scarabée dans la fourmilière » (éd. Fleuve Noir, col. « Les best sellers-Science Fiction soviétique » n°2, 1981) dont l’édition originale a été publiée en 1979 ;
- et « Les Vagues éteignent le vent » (éd. Denoël, col. « Présence du Futur » n° 502, 1989) dont l’édition originale date de 1985.
Même si chaque roman peut très bien se lire indépendamment des autres, l’ensemble constitue une trilogie qu’on peut appeler « trilogie des Pèlerins ».

- « Le Scarabée dans la fourmilière » :
Après la découverte de divers artefacts extra-terrestres, les hommes savent qu’un peuple très avancé baptisé les « Pèlerins » les a précédé et vit encore peut-être quelque part dans l’univers. Au début du roman « le Scarabée dans la fourmilière », nous apprenons que Maxime Kammerer travaille maintenant au COMCONE-2, la deuxième section de la Commission du Contrôle, section chargée des E.E., les Evénements Extraordinaires. Il reçoit un jour la mission de retrouver un ancien Progresseur qui a disparut : Lev Viatcheslavovitch Abalkine. Maxime a cinq jours pour y parvenir et doit faire cela dans la plus grande discrétion. Les Progresseurs sont des personnes dont le travail consiste à manipuler des sociétés extraterrestres moins avancées que la société terrienne afin d’essayer de limiter les souffrances que les événements historique infligent à ces sociétés, un thème cher aux Strougatski s'il en est. Maxime découvre bientôt que Lev Abalkine est un humain dont l’origine est peut-être extraterrestre...
Le récit est raconté à la première personne par Maxime lui-même. Il est entrecoupé d’extraits de textes officiels, notamment des rapports des missions précédemment accomplies par Lev Abalkine. Nous faisons connaissance à cette occasion avec les « Céphalards », une race de chiens intelligents originaire de la planète Sarakche et avec l’énigme du « Monde Mort », une planète dont presque tous les habitants ont mystérieusement disparu, peut-être du fait de l’action des Pèlerins... La société terrienne est décrite sans que les auteurs n’émettent de critique particulière, apparemment, les biens sont produits en abondance et tout le monde y a facilement accès. Cela rappelle la société communiste décrite par Ivan Efremov dans « La nébuleuse d’Andromède ». Le COMCONE est une organisation bureaucratique mais qui fonctionne bien, un peu similaire à un organisme de police ou de contre-espionnage contemporain. L’intérêt de ce roman est plus proprement d’être un très bon roman de Science Fiction « classique », très bien construit et plein d’idées.

- « Les Vagues éteignent le vent » :
A quatre-vingt-neuf ans, Maxime Kammerer décide de raconter les événements qui ont précédés la Grande Révélation, un épisode crucial de l’histoire de l’humanité. En tant que chef du COMCONE-2, Maxime a suivi de près ce qui s’est passé et est donc bien placé pour témoigner. Il a sous ses ordres un ancien Progresseur du nom de Toïvo Gloumov. Celui-ci déteste les Programmeurs et n’a plus qu’un but : mettre en évidence des preuves de l’intervention des Pèlerins dans la civilisation humaine. Pour cela, il enquête sur les Evénements Extraordinaires qui surviennent ici ou là sur les planètes occupées par les humains en espérant à chaque fois trouver LA preuve de la présence des Pèlerins. Il enquêtera ainsi successivement sur une phobie cosmique appelée « syndrome du pingouin », sur la campagne d’opinion qui a aboutit à la fin du « bioblocus » obligatoire (le bioblocus ou « fukamisation », est un traitement qui rend les enfants beaucoup plus résistants) et sur une panique déclenchée à Malaya Pécha (un village situé près de la Mer de Barents) par l’apparition de créatures mystérieuses...
Ces enquêtes mèneront Toïvo Gloumov à s’intéresser aux activités de « l’Institut des extravagants » dont le but est d’étudier les personnes faisant preuve de facultés extraordinaires...

La construction et la narration de ce roman sont assez proches de celles du « Scarabée... ». Maxime raconte toujours lui-même ce qui s’est passé et de nombreux extraits de documents officiels émaillent le récit. Les trouvailles sont comme toujours chez les Strougatski nombreuses et originales. Le suspense est aussi bien présent et bien mené. Alors, « Pèlerins » ou « pas Pèlerins » ? Je ne dévoilerai pas la fin de cet excellent roman.

Pour conclure, je rêve de l’éditeur courageux et sans doute un peu fou qui proposerait un volume unique réunissant les trois romans du « cycle des Pèlerins ». A l’image du « CLA » de jadis, un volume qui satisferait les bibliophiles...

Sylvain

Référence :
- « Le nouveau roman des Strougatski », présentation par Erik Simon du roman « Les Vagues éteignent le vent » in Antarès n°22 (1986).


5.11.04
 
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Alexandre Bogdanov : « L’étoile rouge » suivi de « L’ingénieur Menni »
Editions l’Age d’Homme (1985).
Traduit du russe et préfacé par Catherine Prokhoroff.
Comprend également une postface non signée.
Editions originales : 1908 et 1912.

« L’utopie est en effet reconnue par nombre d’auteurs comme l’un des ressorts essentiels de l’idéologie communiste et l’une des raisons de sa dimension criminelle. Non que l’utopie en elle-même soit criminogène : aucune société ne peut se passer d’une démarche philosophique, à la fois critique et prospective, sur elle-même. Mais que l’utopie soit érigée en programme de gouvernement pour une mise en oeuvre immédiate et sans tenir compte de la vie de la société, et la terreur n’est pas éloignée. »
Stéphane Courtois in « Du passé faisons table rase ! - Histoire et mémoire du communisme en Europe » (éd. Laffont, 2002) page 41.

De son vrai nom Alexandre Alexandrovitch Malinovski, Alexandre Bogdanov a été économiste, philosophe, politicien, savant et... écrivain. Il est né en 1873 et rejoint le POSDR (« Parti ouvrier social-démocrate de Russie ») en 1896. Il fait des études de médecine à l’université de Kharkov et en 1903 il rejoint la tendance bolchevique de son parti. En 1909, il crée à Capri une école du parti qui sera violemment attaquée par Lénine. A la fin de la même année, Bogdanov est d’ailleurs exclu du POSDR. Après 1917, il devient l’un des théoriciens du mouvement « Proletkult » qui prône l’élaboration d’une culture prolétarienne qui romprait avec la culture « bourgeoise » et qui soit indépendante du parti (1). Les « poètes prolétariens » partagent tous le même culte du Prolétariat et de la Machine et élaborent une vision eschatologique ou cosmique de l’avenir communiste. Cette dimension est présente comme nous le verrons dans « L’ingénieur Menni ».
Passionné par les découvertes scientifiques et technologiques, Bogdanov mourra en 1928 des suites d’une expérience sur la transfusion sanguine.
Les deux courts romans dont il sera question ici appartiennent à un genre relativement peu représenté dans la littérature : l’utopie communiste.

« L’étoile rouge », le premier roman, raconte le voyage de Léonid sur la planète Mars. L’action se passe d’abord en Russie après la révolution manquée de 1905 alors que le parti social-démocrate s’est scindé en deux, les mencheviks d’une part, les bolcheviques d’autre part. Léonid a attiré l’attention d’un certain Menni en publiant une brochure consacrée aux électrons et à la structure de la matière. Se faisant d’abord passer pour un activiste bolchevique, Menni est un fait un Martien en voyage d’exploration sur la Terre. Il emmène Léonid avec lui et ce dernier découvre la société martienne qui a la particularité d’avoir réalisé le communisme.
La planète Mars est plus âgée et plus petite que la Terre. Bogdanov utilise les observations de l’astronome Schiaparelli qui à la fin du XIXè siècle avait cru voir des « canaux » sur Mars. Ses habitants ressemblent beaucoup aux humains sauf leur crâne et leurs yeux qui sont plus développés que les nôtres. La société martienne a toujours été moins divisée que les sociétés humaines et l’évolution historique y a été moins violente. Les stades ont été identiques à ce qu’ils ont été et à ce qu’ils seront sur Terre : préhistoire, antiquité, âge féodal, capitalisme, socialisme et enfin communisme se sont ainsi succédé. Cette identité dans le développement historique rappelle que nous sommes ici en présence d’un écrivain marxiste dont les idées concernant les « lois de l’Histoire » sont pour le moins rigides.
Léonid va donc séjourner quelque temps chez ses camarades martiens et découvrir leur organisation sociale.
L’activité économique s’organise autour de l’Institut de statistiques. Dans tous les lieux de travail, des données concernant la production avec ses excédents et ses déficits sont affichées. D’eux-mêmes, certains travailleurs changent d’activité afin que les déficits soient comblés. Pas de coercition, pas d’obligation, tout se fait « naturellement ». L’argent n’existe pas, chacun se sert de ce qu’il a besoin. Rappelons une définition courte mais éclairante du communisme réalisé : « A chacun selon ses besoins ».
Bogdanov n’entre pas dans les détails qui fâchent et rien n’est dit par exemple d’éventuels profiteurs du système. Pas un mot non plus sur d’éventuels dissidents. C’est sans doute ce flou qui a permis à Pierre Versins de qualifier cette utopie de « système social libertaire » (2).
Pour revenir au héros, Léonid aimera une Martienne mais tombera gravement malade quand elle devra le quitter pour participer à l’exploration de la planète Vénus. Car tout ne va pas bien sur Mars qui est une planète vieillissante avec des ressources naturelles en voie d’épuisement. Les Martiens doivent absolument trouver de nouveaux gisements de matériaux radioactifs et la question se pose de savoir si c’est la Terre ou Vénus qui doit être colonisée. La Terre est plus facile d’accès et plus agréable à habiter mais il y a déjà une espèce pensante qui l’occupe. Les Martiens iront jusqu’à envisager la destruction totale de l’humanité...
Plus tard, Léonid, désespéré reviendra sur Terre mais il finira par retrouver sa Martienne alors que la guerre fait rage.

« L’ingénieur Menni », le second roman de ce recueil se présente de façon très différente. Léonid est retourné sur Mars et ses habitants ont décidé d’aider autant que faire se peut les socialistes terriens dans leur combat. « L’ingénieur Menni » est un roman martien qui raconte l’une des phases de la construction du socialisme sur Mars, lecture destinée à édifier ses lecteurs terriens.
Au début du récit, les derniers aristocrates perdent le pouvoir au profit de la Bourgeoisie et une république démocratique ressemblant à l’Angleterre (sauf pour le côté républicain bien sûr) ou à la France du début du XXè siècle règne sur l’ensemble de la planète. Une grande partie de Mars est inhabitée et désertique et l’ingénieur Menni (qui n’est pas le même Menni que celui de « L’étoile rouge ») propose à l’Etat et aux plus gros consortiums un plan de construction de canaux géants qui permettraient d’augmenter la surface irriguée et donc la surface habitable de la planète.
Bientôt les travaux commencent, les terres sont collectivisées dans un souci d’efficacité et une brève idylle réunit Menni et Nella une jeune femme habitant la ville d’Ichtyopolis.
Sur les chantiers les conditions de travail sont difficiles et Menni se montre intransigeant dans ses discussions avec les syndicats ouvriers si bien qu’un jour la grève éclate. Les ennemis politiques de Menni profitent des troubles pour le faire emprisonner et répriment durement le mouvement ouvrier.
Plusieurs années passent et les syndicats ouvriers se relèvent seulement de la répression quand surgit un nouveau personnage : Netti. C’est en fait le fils caché de Menni. Il est lui aussi ingénieur et a de fortes convictions socialistes. A force de recherche, il prouve que ceux qui ont remplacé Menni ont profité de leur pouvoir pour s’enrichir et détourner une partie des énormes capitaux nécessaires à la construction des canaux. Aidé par les syndicats ouvriers, Netti fait éclater le scandale et bientôt Menni reprend la direction des travaux. D’autres péripéties suivront dont une rencontre onirique entre Menni et un vampire. L’irruption dans ce roman politique d’un thème fantastique peut surprendre mais il faut savoir que Bogdanov était fasciné par le sang et que son rêve était de réussir la transfusion sanguine chez l’homme afin que l’humanité retrouve son unité. Il mourra d’ailleurs d’une expérience de transfusion sanguine ratée sur lui-même.
A la fin du récit, Menni est poussé au suicide par ses ennemis qui ont relevé la tête et qui l’accusent de vouloir rétablir la monarchie à son propre profit... mais son fils Netti continuera son oeuvre.
Là je suis tenté de dire « ouf ! »

Plusieurs problèmes se posent à la lecture de ce roman, et tout d’abord l’image que se font des ouvriers des gens qui affirmaient parler et agir en leur nom.
Bogdanov prétend parler au nom du prolétariat, il fera même la révolution en son nom mais pour lui les ouvriers pris un par un ne représentent rien. Un ouvrier seul ne vaut rien s’il ne rejoint pas son syndicat. A cette seule condition, son sort devient digne d’intérêt. Peu importe que seule une minorité d’ouvriers soit syndiquée, cette minorité peut légitimement parler au nom de tous (voir pages 216, 217 et 257 par exemples). L’individualisme est par nature « bourgeois » et il devra s’effacer devant la conscience collective du prolétariat. J’avoue avoir du mal à comprendre exactement ce que cela veut dire mais cette conception typiquement marxiste (et qui n'est pas que de Bogdanov)explique notamment le sort réel qui sera réservé aux ouvriers réels dans les pays du socialisme réel. Au nom du Prolétariat, les communistes interdiront le droit de grève, ils emprisonneront, déporteront et massacreront parfois les vrais ouvriers. Les Berlinois se souviennent encore du 17 juin 1953.
Pour revenir à « L’ingénieur Menni », il est explicitement dit que face à « l’Idée », les destins individuels n’ont pas d’importance et qu’ils doivent se soumettre (voir pages 264 et 265 ainsi que la note 3). Ces éléments irrationnels et idéalistes feront plus tard parties du « Proletkult » et annoncent le travail forcé en URSS mais aussi dans la Chine maoïste autour de « grands projets » (4). Toujours dans le même roman il est remarquable que les méchants soient d’anciens aristocrates ou des grands bourgeois, à la rigueur des députés ou des hauts fonctionnaires corrompus. En revanche les fonctionnaires de base ainsi que les membres du gouvernement sont tous bons et dévoués et aident Menni dans ses combats.
Dernier point, pour Bogdanov, la propriété privée n’est pas une valeur en soi et l’Etat peut en disposer comme il le veut, l’idéal et le but étant la collectivisation.

Que retenir de ce roman aujourd’hui ? D’abord qu’il faut se méfier de belles constructions intellectuelles qui prétendent donner la clé du bonheur humain mais qui sont plutôt de l’ordre du délire.

Sylvain

P.S. : je m’aperçois que je n’ai pas parlé de l’éducation des enfants sur la planète Mars et pourtant Bogdanov nous expose ses vues sur la question dans « L’étoile rouge » (chapitre 3 de la deuxième partie intitulé « la Maison des Enfants » pages 77 à 85).
A l’âge du communisme, les enfants sont évidemment socialisés très tôt et vivent dans des maisons collectives pouvant regrouper plusieurs centaines d’entre eux. Des adultes dont c’est le métier s’occupent d’eux. Les parents peuvent venir voir leurs enfants et peuvent même y habiter avec eux plusieurs années, ce qui être assez rare. La plupart des mères « viennent de temps en temps passer une semaine ou deux, un mois. Les pères sont plus rares à vivre ici. » (page 81). Les enfants ont donc un peu plus de contacts avec leurs parents que dans « La nébuleuse d’Andromède » d’Ivan Efrémov mais la famille en tant que telle n’existe plus.

« Voyez la force du passé, dit l’éducatrice dans un sourire. Il semblerait que le communisme soit atteint, il ne nous arrive quasiment jamais de refuser quelque chose aux enfants, alors d’où leur vient ce sentiment de propriété privée ? L’enfant arrive et dit « mon bateau », « c’est moi » qui l’ai fait. Et cela est très fréquent : cela va parfois jusqu’à la bagarre. Rien n’y fait, c’est la loi de la vie : le développement d’un organisme répète en abrégé le développement de l’espèce, et l’individualité, le développement de la société. Un enfant d’âge moyen a, dans la plupart des cas, ce caractère confusément individualiste. L’approche de la puberté renforce encore ce caractère. C’est seulement lorsqu’il est jeune adulte que le milieu social ambiant vainc ces vestiges du passé. »
A. Bogdanov, « L’étoile rouge », page 80.

Ce désir de socialiser les enfants à tout prix est inquiétant. Tous les mouvements totalitaires ont leurs mouvements de jeunes, que ce soient les jeunesses hitlériennes, les jeunesses fascistes ou les jeunesses communistes. L’Etat totalitaire met dans ses tâches prioritaires l’affaiblissement autant que faire se peut de la famille comme milieu naturel de l’être humain. Personne ne veut du totalitarisme (en tout cas, pas grand monde), sauf à avoir été élevé dedans (cela me rappelle cette jeune Cubaine qui disait « Castro, c’est comme mon père... »).
Privé de ses repères familiaux, l’être humain est plus facile à berner et à mobiliser (comme ils disent) sur des idées ou des actions qui ne lui viendraient pas à l’idée naturellement. Il est remarquable que cette volonté de socialisation à tout prix soit plus que jamais à l’oeuvre dans notre société démocratique (voir ICI par exemple).

Notes :

(1) : - « De la science-fiction soviétique, par delà le dogme, un univers » par Leonid Heller (éd. L’Age d’Homme, col. Outrepart, 1979), pages 32 à 34.
(2) : - « Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science Fiction » par Pierre Versins (éd. L’Age d’Homme, 1972), article « A. Bogdanov-Malinovski », page 120.
(3) : - on lira aussi à propos de "l'Idée" ce RÉCIT contemporain de Nicolas Periel.
(4) : voir par exemple « Le livre noir du communisme - Crimes, terreur, répression » publié sous la direction de Stéphane Courtois (Laffont,1997) photos en face de la page 609.
La constitution d’« armées du travail » est également annoncée dans le « Manifeste du parti communiste ».
Georges Nivat explique par ailleurs que dans la Russie pré-révolutionnaire, l’idéologie dominante est déjà toute imprégnée de gnosticisme et de collectivisme pour lequel l’individu n’est rien, seuls comptent les autres membres du groupe ou mieux les frères. (Voir « Les racines russes du totalitarisme » par Georges Nivat in « Quand tombe la nuit - Origines et émergences des régimes totalitaires en Europe », publié sous la direction de Stéphane Courtois, L’Age d’Homme, 2001 ; les utopies d’Alexandre Bogdanov sont mentionnées page 17).

Autre référence : critique de « L’étoile rouge » suivi de « L’ingénieur Menni » par Rémi-Maure in « Antarès » n°18 (1985).

Lien :

A propos de la planète Mars dans la Science Fiction, un excellent site ICI.

19.8.04
 
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Ivan Efrémov : « L’heure du taureau »
Précédé d’une « note de l’auteur ».
Editions l’Age d’Homme, col. Outrepart (1979).
Edition originale russe datant de 1969.
Traduit en français par Jacqueline Lahana.

« - Deux heures du matin, c’est l’Heure du Taureau, remarqua Ghen Atal. C’est ainsi qu’on appelait, autrefois, le moment extrèmement pénible pour l’homme qui précède l’aurore, lorsque triomphent les dernières forces du mal et de la mort. Les mongols de l’Asie mineure l’ont ainsi définie : « L’Heure du Taureau s’achève, lorsque, avant le matin, les chevaux se couchent par terre. »
« L’heure du taureau », page 173.

« - Alors, préparez un programme d’action accessible à tous et surtout, préparez des lois justes. Les lois ne sont pas faites pour protéger le pouvoir, la propriété ou les privilèges, mais pour faire observer le respect, la dignité et multiplier la richesse spirituelle de chacun. »
Idem, page 296.

Douze ans après la parution de « La nébuleuse d’Andromède », Ivan Efrémov publie un roman dont le thème est franchement
anti-utopique : « L’heure du taureau ».
L’action se passe quelques décennies après « La nébuleuse... » et « Cor Serpentis ». Les voyages dans l’espace sont devenus plus faciles grâce aux « Astronefs à Rayons Directs » qui permettent de « sauter » presque instantanément d’un point à l’autre de l’univers en passant par « l’espace-zéro ».
Le « Grand Anneau » est un système qui permet la communication entre les mondes peuplés de créatures intelligentes. Par son intermédiaire, les Terriens ont appris l’existence d’une planète habitée par les descendants d’hommes et de femmes ayant fuis la Terre deux mille ans auparavant. Cette planète baptisée « Tormans » par les Terriens va donc recevoir la visite d’un vaisseau d’exploration terrien.
A leur arrivée, les explorateurs découvrent une société tyrannique dont Tchoïo Tchagass, le dirigeant suprême a tous les pouvoirs.

Il va ensuite se passer beaucoup de choses sur cette malheureuse planète alors que les Terriens sont là. D’abord très mal reçus par les dirigeants, les Terriens vont jouer un bon moment au chat et à la souris avec les autorités et vont peu à peu ébranler un ordre politique rigide qui semblait solide. Ils rencontreront aussi les membres d’une société secrète révolutionnaire prêts à les aider (parfois par des moyens erronés, voir les pages 294 à 296). Plusieurs Terriens perdront cependant la vie dans cette entreprise.

Les habitants de ce monde étrange sont répartis en deux groupes : ceux qui sont capables de recevoir une instruction assez poussée et les autres qui sont euthanasiés à vingt-cinq ans.
Ce système a ét mis en place plusieurs siècles auparavant afin de lutter contre la surpopulation qui a provoqué une catastrophe écologique sans précédent. Efrémov exprime sa crainte que le matérialisme ne provoque la surpopulation, l’épuisement des ressources naturelles et la disparition des valeurs spirituelles. Quel que soit ce qu’il entend par là (car il n’est pas très précis), il mentionne plusieurs fois l’Inde, sa religion et sa culture comme possible antidote (pages 214, 269, 312 et 329). Efrémov expose également à certains moments sa philosophie personnelle : le bien et le mal luttent éternellement et c’est à l’homme de faire triompher le bien car les processus naturels sont le jeu du hasard. Le mal est très puissant et l’homme doit sortir de « l’inferno » qui est l’état du développement humain actuel caractérisé par la violence et la souffrance. Ce n’est certes pas du marxisme orthodoxe mais Efrémov était sans doute un marxiste sincère car la dialectique est très souvent mentionnée (pages 60, 153, 157, 161, 163, 206, 220, 225, 244, 274...). Elle n’explique toujours pas grand chose car comme tout comporte en son sein son propre opposé, on peut faire dire à la dialectique une chose et son contraire...



Pour revenir à Tormans, plus on occupe un rang élevé dans la hiérarchie sociale, plus on vit bien. La qualité de la nourriture comme la taille des logements sont le reflet du statut social. (Alors que sur Terre, à l’heure du communisme, c’est « à chacun selon ses besoins », les besoins étant d’ailleurs sévèrement limités grâce à une éducation adéquate...)

Ivan Efremov prend bien soin d’attaquer le régime communiste chinois du 20è siècle (pages 64, 65, 101, 226...) et dit à de nombreuse reprises que la planète Tormans est ainsi à cause de l’oligarchie capitaliste qui la dirige (pages 215, 244...). Les lecteurs russes d’Efrémov cependant, habitués à lire entre les lignes comme il est nécessaire de l’être quand on vit dans un régime totalitaire, ont dû reconnaitre bien des éléments de leur quotidien dans ce récit. Une liste non-exhaustive de ces éléments comporterait les pénuries alimentaires, les enlèvements, tortures et exécutions pratiquées par la police politique, la brutalité et la grossièreté des relations quotidiennes entre les individus et l’espionnage systématique des habitants les uns par les autres.

« L’heure du taureau » est donc aussi bien par la forme que par le fond très différent de « La nébuleuse d’Andromède ». Il ne faut pas oublier que dans l’intervalle de 12 ans qui sépare les deux textes, la situation en URSS a bien changé. Khrouchtchev a dû abandonner le pouvoir en 1964 au profit de Leonid Brejnev et l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie date de 1968. La période 1956-68 a bien été l’« âge d’or » de la Science Fiction soviétique et même si cette période de relative liberté n’est pas allée sans heurts ni sans retours en arrière, les Russes ne retrouveront pareille liberté qu’après la chute du communisme.
En 1969, au moment de la parution de « L’heure du taureau », l’heure est au rétablissement de la censure et au retour de la répression.
Cela explique l’accueil glacial réservé en URSS à ce roman.
Dans les années 50 et après quelques grincements de dents, « La nébuleuse d’Andromède » avait été récupéré par le pouvoir et était devenu au fil du temps une sorte d’utopie communiste « officielle ». Ce mouvement avait été conforté par les réactions plutôt enthousiastes en Occident que ce roman avait provoquées.
Rien de tel avec « L’heure du taureau ». Le côté sombre du récit et les critiques à peine voilées du communisme réel qu’on y trouve provoquèrent une tentative d’effacement officiel. On vit ainsi des biographies d’Efrémov ne pas mentionner du tout ce titre et lorsqu’en 1972, Efrémov mourut, l’article nécrologique de l’Union des Ecrivains « oublia » aussi ce roman...

Quel est l’intérêt de lire un tel roman de nos jours ?
Le récit est parfois confus, les éléments ne s’enchaînent pas toujours logiquement et ce texte est par moments lent et ennuyeux. Ivan Efrémov a tenté de réaliser un « roman total » qui soit à la fois politique, de Science Fiction, éducatif et qui lui permette de faire part de sa vision personnelle des choses. C’était sans doute trop à la fois. Par ailleurs, certains éléments comme la peur de la surpopulation ou la peur de l’épuisement des ressources naturelles (1) sont dépassés par ce que nous savons aujourd’hui même si ces peurs sont toujours utilisées par les « hommes de l’Etat » et leurs alliés.
Mais il s’agit d’un document historique sur un moment fort intéressant de la Science Fiction et de la pensée anti-utopique. Surgies d’une époque et d’un pays qu’on a trop tendance à volontairement oublier aujourd’hui, les histoires d’Ivan Efrémov méritent bien mieux que l’oubli. Lire de la SF soviétique aujourd’hui, c’est aussi lutter contre « la grande parade ».

Sylvain

Note :

(1) : Voir par exemple « L’écologiste sceptique » de Bjørn Lomborg.



Références :

- « Les mondes parallèles de la science-fiction soviétique » par Jacqueline Lahana (éd. L’Age d’Homme, col. Outrepart, 1979) pages 60 à 62.
- « De la science-fiction soviétique, par delà le dogme, un univers » par Leonid Heller (éd. L’Age d’Homme, col. Outrepart, 1979), pages 240 à 248.
- Brève présentation de "L'heure du taureau" par Leonid Heller in "L'année 1979-1980 de la Science-Fiction et du Fantastique" publié sous la direction de Jacques Goimard aux éditions Julliard en 1980 (page 166).
- « Pour une approche de la Science Fiction soviétique » par Jacqueline Lahana in fanzine « SFère » n°6 (juillet 1983). Plusieurs numéros de ce fanzine-phare du début des années 80 peuvent être téléchargés ICI, notamment le numéro 6.
- On aura un aperçu de l’idéologie officielle concernant la SF en URSS en lisant le texte de Kiril Andréiev « Vision soviétique de la SF » paru dans « Antarès » n°13 (sans date mais édité probablement fin 1984), pages 122 à 125.

Liens complémentaires :

- Ma présentation d’un autre roman d’Ivan Efrémov : « La nébuleuse d’Andromède ».

- Les livres d'Ivan Efrémov disponibles en russe sont ICI.



20.4.04
 
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Jack Vance : « Wyst : Alastor 1716 »
Editions françaises :
1 : éditions J’ai lu n°1516 (1983) ;
2 : troisième partie du recueil « Les mondes d’Alastor », éditions J’ai lu n°6793 (2003).
Edition originale : « Wyst : Alastor 1716 » (1978).
Traduit par Michel Demuth.
(Merci à Jacques Garin)

« Question : Quelle est la différence entre le communisme et le socialisme ?
Réponse : Le communisme militarise le travail alors que le socialisme militarise les loisirs. »
Zek sur le forum liberaux.org.


L’amas d’Alastor est une zone de la galaxie comptant environ 30 000 étoiles et 3 000 planètes habitées par des humains. Les modes de vie et les institutions sont bien sûr très différents d’une planète à l’autre. A la tête d’Alastor, se trouve le Connatic qui demeure sur la planète Numénès. Sa politique est surtout la non-intervention dans les affaires intérieures des planètes.

Les trois romans de Jack Vance de la série « Alastor » se situent tous sur des planètes différentes et peuvent se lire indépendamment les uns des autres.
Le premier, intitulé « Trullion » raconte les mésaventures de Glinnes qui veut récupérer son héritage à son retour sur Trullion après avoir passé dix ans dans la « Whelm », l’armée du Connatic.
Le second roman, « Marune » conte la quête de Pardero qui s’est réveillé un beau jour amnésique sur l’astroport de Carfaunge. Cette quête de sa mémoire le conduira sur la planète Marune...

Le troisième roman, « Wyst » donc, est assez différent à la fois des deux premiers et des autres romans de Jack Vance car celui-ci nous laisse entrevoir quelles sont ses idées politiques.
La société décrite dans « Wyst » est en effet une société anti-utopique, ce qui est probablement un cas unique dans l’oeuvre de Jack Vance.
Le pays d’Arrabus sur le monde de Wyst est en effervescence car le régime actuel basé sur l’égalisme va fêter ses cent ans. Nous assistons à la découverte de cette société par Jantiff Ravensroke, un jeune artiste peintre originaire de la planète... Zeck.
L’égalisme est une doctrine visant à libérer l’homme de la servitude du travail et à privilégier les loisirs. Sur Wyst, les habitants travaillent treize heures par semaine, ils habitent deux par deux dans des immeubles collectifs et se nourrissent de plats très simples et assez mauvais appelés « bourron », « driquant » et « branluche » fournis à tous par des restaurants collectifs. Pas ou peu d’intimité, les couples ne sont pas stables et la famille n’existe plus. L’idéal est de s’amuser le plus possible avec ses amis. Le vol n’est pas condamné car il est vu comme un moyen de redistribuer les biens : il n’y a aucune raison pour qu’un membre de cette société ait quelque chose de plus que les autres. De la même façon, avoir une compétence particulière est assez mal vu.
Paradoxe et contradiction de ce système : les problèmes techniques comme l’entretien des machines sont confiés à des entrepreneurs extérieurs à la société « égalistique » qui prennent fort cher pour leurs services.

Au début du récit, une délégation arrive de Wyst pour rencontrer le Connatic et lui soumettre plusieurs demandes car la situation devient critique. Le mode de vie régnant sur Wyst attire en effet des immigrants d’autres planètes, ce dont se plaignent les représentants (mais dans le cours du récit, on se rendra compte que ces immigrés ne sont pas si nombreux que ça et qu’ils servent plutôt de bouc-émissaires). Comme l’égalisme est censé représenter le futur de l’humanité, ils demanderont au Connatic le versement d’une subvention perpétuelle afin de combler les déficits...

Plus tard, Jantiff découvrira que les représentants de Wyst trament un complot dont les conséquences pourraient être terribles. Démasqué, il ne devra son salut qu’à la fuite et réussira à se réfugier dans le sud du continent hors de portée de ses ennemis. Ce sera l’occasion pour Jack Vance de nous présenter une micro-société plus conforme à ce dont il nous a habitués.

« Wyst » n’est pas le meilleur roman de Jack Vance, loin de là. Le mélange du talent inventif de Jack Vance avec une démonstration politique n’est pas toujours heureux et certains passages m’ont paru un peu longs. Jack Vance fait aussi un peu trop confiance à mon goût au souverain éclairé pour remettre les choses en ordre. Après tout, le Connatic avec son administration, son armée, son pouvoir absolu ressemble assez à ce que nous connaissons en France avec un président de la république nanti de pouvoirs extravagants. Dans le monde réel, rien n’empêcherait le Connatic d’user et donc d’abuser de son pouvoir...

Sylvain

P.S. : Le roman est suivi d’un glossaire qui donne quelques informations sur le pays d’Arrabus. On apprend que le livre fondateur de l’égalisme a été écrit par un certain Ozzo Disselberg et qu’il s’intitule « Protocoles de la Justice Sociale ». Dans ce manifeste, Disselberg explique que l’industrie est sous-utilisée et qu’il y a moyen de fournir facilement à tous ce qui était réservé jusqu’à présent aux seuls privilégiés. Cette croyance en la sous-utilisation des capacités productives existe vraiment. C’est ce que croyait encore par exemple Léon Blum dans les années 1940 lorsqu’il expliquait pourquoi le gouvernement du « Front populaire » avait imposé la limite de 40 heures de travail hebdomadaire.
Références :
Léon Blum : « L’histoire jugera », éditions de l’Arbre, 1945, pages 302 et 303 ;
Philippe Simonnot : « L’erreur économique », éditions Denoël, 2004, pages 363 et 364.

Extraits :

Comment renflouer les caisses de l’Etat :
« - Vous recevrez votre convocation avant peu, ajouta-t-il. C’est notre destin à tous. On s’y retrouve tous, comme des automates, sur une paillasse, pour l’opération. Ils pompent nos glandes, ils distillent notre sang, ils boivent un peu de notre moelle. Généralement, ils disposent de nos organes les plus intimes, mais ne vous en faites pas : votre tour viendra.
Cet aspect de la vie arrabine était encore inconnu de Jantiff. Il regarda les immeubles en fronçant les sourcils.
- Et ça prend combien de temps ?
- Deux jours, plus deux ou trois jours pendant lesquels on est complètement gâteux. Mais il faut bien exporter, ne serait-ce que pour payer l’entretien, et puis deux jours, qu’est-ce que c’est par rapport à une année, et dans l’intérêt de l’égalisme ? »

« Wyst » page 70 (chapitre 4) de la première édition J’ai lu.

Les dissidents ? Quels dissidents ?
« Jantiff s’approcha de Sarp et lui demanda :
- Que se passe-t-il là derrière ?
Sarp suivit son regard avec une expression de mépris.
- Hélas, Jantiff ! Ce que vous voyez là, c’est l’infirmerie des enfants méchants. Le Camp Pénitentiaire d’Uncibal, pour tout dire, auquel vous et moi avons eu la chance d’échapper. Mais il faut toujours être sur ses gardes que jamais les Mutuels ne vous accusent de sexivation.
Jantiff le regarda, ébahi.
- Tous ces gens sont donc des sexivateurs ?
- Pas du tout. Il y a là toutes sortes de criminels. Des embusqués, des débrouillards, sans parler des flamboyants, des artistes et des paillards.
Jantiff observa les prisonniers et ne put s’empécher de ricaner.
- Les meurtriers circulent en toute liberté et l’on punit les sexivateurs et les flamboyants ?
- Mais bien sûr ! s’exclama Sarp avec vigueur. Des tas de gens peuvent être tués, mais il n’y a qu’un seul égalisme à corrompre ! Alors gardez votre pitié : ces gens ont tous souillé notre belle société et maintenant ils extraient du minerai pour le Syndicat Métallurgique. »

Idem pages 136 et 137 (chapitre 7).

Liens :

- Ma présentation d’un autre roman de Jack Vance : « Un monde d’azur ».

- Un site en français réalisé par Jacques Garin entièrement consacré à Jack Vance.




11.1.04
 
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Aldous Huxley : « Temps futurs »
Titre original : « Ape and Essence » (1949)
Editions francophones :
1 : Edition de Paris (1949)
2 : Slatkine (1980), avec une présentation de Jacques Goimard.
3 : Presses Pocket n°2099 (1982)
Traduction : Jules Castier.

Si le « Meilleur des mondes » est le texte le plus connu d’Aldous Huxley, il ne faut pas oublier que d’autres oeuvres de cet auteur relèvent aussi de la conjecture. On peut mentionner « L’Ile » qui relève de l’utopie à proprement parler et « Temps futurs » qui est plutôt apparenté aux nombreuses histoires post-cataclysmiques qu’a proposé la Science Fiction.

Au moment où Aldous Huxley a rédigé « Temps futurs », il était parti pour la Californie et cherchait à travailler pour les grands studios de cinéma d’Hollywood. C’est cela qui lui a sans doute donné l’idée de la forme de ce texte qui ne se présente pas comme un roman classique. Il s’agit en fait d’un scénario de film sauvé in extremis du pilon. Il est publié tel quel par celui qui l’a sauvé et après un long prologue qui nous explique cela, nous pouvons lire ce scénario signé William Tallis.

L’histoire se passe en 2108 quelques décennies après la Guerre Atomique qui a ravagé la planète. Deux zones géographiques ont été épargnées par la Bombe : l’Afrique équatoriale et la Nouvelle Zélande. Si Huxley ne s’attarde pas sur l’Afrique, il nous propose de suivre une expédition néo-zélandaise qui part à la redécouverte de l’Amérique et qui débarque en Californie.
Là, un savant néo-zélandais très victorien d’allure et d’esprit va être confronté à une nouvelle humanité née des retombées nucléaires. Un nouveau culte dédié à Bélial a remplacé le christianisme car pour les Californiens d’après la Bombe, c’est le Diable qui l’a emporté sur « l’Autre », comme ils disent eux-mêmes. Les prêtres de ce culte sont châtrés et président aux cérémonies d’euthanasie des bébés nés malformés et aux accouplements au moment de la période du rut car les hommes et les femmes ne s’unissent plus que quelques semaines par an.
Les hommes qui ne subissent pas ce cycle annuel sont appelés les « Chauds » et sont bannis ou tués.

Le savant en question rencontrera l’amour et tentera de rejoindre avec celle qu’il aime une ville située très loin et habitée par les « Chauds »...

On retrouve dans ce roman les obsessions sexuelles d’Aldous Huxley et un mélange de fascination et de répulsion pour le sexe. L’homme est à la fois ange et démon ou ange et singe, encore que dans ce roman, il tombe clairement du côté bestial.

L’idéologie politique d’Huxley est encore plus présente : méfiance vis à vis du progrès scientifique (la Terre souffre et finira bien un jour par se révolter), profond pessimisme. Cela dit, en 1949, la peur nucléaire était quelque chose de très répandu en Occident. Les bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki datent de 1945 et la première bombe nucléaire soviétique explose en 1949, année de la parution de « Temps futurs ». On considère en général que la « guerre froide » commence en 1947 et le blocus de Berlin en 1948 avait montré que les tensions pouvaient être vives entre les deux blocs. L’inquiétude de l’époque se comprend donc et Huxley est représentatif du désarroi qu’ont dû éprouver les pacifistes dans ces années là.

Sur la forme, le parti pris de rédiger une sorte de scénario permet à l’auteur de glisser de nombreuses digressions et poèmes déclamés par un « récitant ». Ces commentaires très moralistes sont assez pénibles et finalement très conformistes. En tout cas, c’est ainsi qu’on peut les percevoir aujourd’hui. « Repentez-vous, tout cela finira mal, retrouvez les vraies valeurs sinon la Nature se vengera - mais surtout, surtout, ne jetez pas vos papiers par terre ! - etc. », tout cela accompagné d’un élan mystico-New Age est bien en accord avec le nouvel obscurantisme véhiculé par les écologistes de notre époque.
Une révolte, certes mais pour quoi ?

Sylvain

Référence :
- « Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science Fiction » par Pierre Versins (éd. L’Age d’Homme, 1972), article « Aldous Huxley », page 444.


29.11.03
 
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Anthony Burgess : « 1984-85 »
Editions Robert Laffont (1979)
Edition originale : « 1985 » (1978)
Traduction : Georges Belmont et Hortense Chabrier.

« Tache qu’ils ne l’emportent pas au paradis ! »
« 1984-85 », passim.

« Il est possible que l’Histoire prouve, au plus tard vers l’an 2000, que la séquence marxiste était erronée. »
« 1984-85 » page 307

Anthony Burgess (1917-1993) est un écrivain britannique surtout connu pour le roman « Orange mécanique » paru en 1962. Son adaptation au cinéma par Stanley Kubrick en 1971 l’a rendu mondialement célèbre.
Devenu romancier à presque quarante ans, Anthony Burgess a exploré un peu tous les genres littéraires et n’a pas hésité à tâter de l’anticipation. « Orange mécanique » est le plus connu de ses textes explorant le futur proche mais ce n’est pas le seul. Le recueil « 1984-85 » est basé sur une lecture du roman de George Orwell : « 1984 ». Il est composé de deux parties : « 1984 », une suite d’essais et de réflexions et « 1985 », un court roman. Un « épilogue » en forme d’interview de l’auteur clôt le livre.

La première partie du livre est donc un commentaire du roman de George Orwell. Burgess relève quelques bizarreries du roman (comme les horloges qui sonnent treize heures - c’est la première phrase de « 1984 » - et la panne d’électricité qui n’empêche pas les télécrans de fonctionner) et explique pourquoi 1984 ne sera pas comme « 1984 ». Il attaque et dénonce ce qui lui fait horreur, dans le désordre : l’Etat, le fisc, les sociétés multinationales, la police, la télévision, ce qu’on appelle maintenant le « jeunisme », la consommation, l’anarchisme de Bakounine, etc. Certaines remarques d’Anthony Burgess sont fort intéressantes mais l’ensemble est confus et parfois contradictoire. Il lui manque des principes clairs permettant de mettre en ordre des indignations que nous pourrions certes tous ressentir.

La deuxième partie du livre est une fiction qui se passe donc dans la Grande-Bretagne de 1985. Le pouvoir politique est désormais détenu par les syndicats et les élections ne sont qu’une formalité. La violence est omniprésente dans la rue et les jeunes marginaux recherchent ce qui est interdit ou presque oublié : le latin, le grec, l’histoire et organisent des UU (Université Underground). Un jour de grève des pompiers et de l’armée, la femme de Bev meurt dans l’incendie de l’hôpital où elle séjournait. Inconsolable, Bev se révolte contre le système en commençant par déchirer publiquement sa carte syndicale obligatoire. Commence alors une vie d’errance où il volera dans les magasins, où l’Etat tentera de le rééduquer et où il participera à la révolte des « Grands Bretons Libres »...
Dans ce Royaume-Uni parallèle, George Orwell est mort en Espagne en 1935 (voir les pages 217 et 218), l’économie du pays est quasiment en faillite et les industries ne fonctionnent que grâce à l’argent du pétrole et des Arabes qui contrôlent la plupart des grandes entreprises. En échange de leur argent, ils imposent une islamisation accélérée du pays.
Anthony Burgess a regardé la Grande-Bretagne des années 70 où les syndicats ouvriers étaient puissants et bien organisés. La société était bloquée et réglementée à outrance. On commençait à craindre une tiers-mondisation du pays et la crise pétrolière de 1973 était encore dans toutes les mémoires. L’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en 1979 allait changer bien des choses...
L’auteur a tenté d’imaginer un système d’obédience socialiste (par la prise de pouvoir de fait des syndicats) mais qui se démarque du communisme. Cela correspond à la situation d’alors de la gauche britannique où le parti travailliste était une émanation des « Trade Unions » alors que le système communiste impose le contrôle du parti sur les syndicats. Pas de goulag dans ce système mais des « centres de rééducation » relativement peu violents et un abrutissement de la population via un enseignement nivelé par le (très) bas et une télévision exclusivement vouée au divertissement (ça vous rappelle quelque chose ?).
Anthony Burgess se méfie énormément de l’Etat et des politiciens, ce qui est très bien. En revanche, il ne voit le salut (si salut il peut y avoir, on n’en est pas trop sûr à la lecture de ce livre) que dans la restauration de valeurs et de comportements anciens, notamment en matière de religion. Son point de vue est donc pessimiste et plus conservateur que libéral, même s’il fait une large place à la défense de la liberté individuelle.

Pour reprendre la grille de lecture que Friedrich Hayek propose dans « Pourquoi je ne suis pas un conservateur », Anthony Burgess exprime un point de vue datant d’une époque où les prétendues avancées de l’Etat-providence n’avaient pas encore été intégrées et assimilées par les conservateurs. Une curiosité.

Sylvain

Référence :
- "1984 à l'Anvers" par Robert Louit in le "Magazine littéraire" n°202 (décembre 1983) dont le dossier s'intitule "George Orwell 1984 Hier et demain".

Extrait de l’épilogue :
« Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont pourrait naître, aux Etats-Unis, une espèce de totalitarisme, par suite du malaise provoqué par la présence de l’ennemi à leur porte. Une révolution communiste au Mexique, avec l’aide chinoise, pourrait donner la tremblote à l’Amérique, déclencher la chasse aux espions, le déploiement des fantastiques ressources cybernétiques et électroniques de la nation pour placer ses citoyens sous surveillance. Sans compter le renforcement des pouvoirs présidentiels, la mise en vacances temporaire du Congrès, la censure, la réduction au silence des voix dissidentes. Le tout au nom de la sécurité. Il n’est pas nécessaire de faire la guerre. La menace suffit, avec, à la bonne manière orwellienne, l’idée de l’ennemi, de fait ou en puissance. Il n’en faut pas plus pour justifier une tyrannie. Là, Orwell voyait juste. La guerre est la toile de fond nécessaire à la répression étatique. La guerre comme paysage, ou cadre climatique, ou papier mural. Peu importent les causes, tout comme l’ennemi peut être n’importe qui. »
« 1984-85 » pages 302 et 303.

Liens :
Un entretien avec Anthony Burgess paru dans le "Magazine littéraire".
"Pourquoi je ne suis pas un conservateur" par Friedrich Hayek.

17.8.03
 
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Ira Levin : « Un bonheur insoutenable »
Editions Robert Laffont, (1971).
Réédition : éditions J’ai lu n°434 (1972).
Titre original : « This Perfect Day » (1970).
Traduction : Frank Straschitz.
Prix Prometheus catégorie « Hall of Fame » en 1992.

Ira Levin est né à New York en 1929. Il a eu son heure de gloire quand son roman « Un bébé pour Rosemary » (« Rosemary’s Baby » en version originale) a été adapté au cinéma par Roman Polanski en 1968. Il est également connu pour son roman « La couronne de cuivre » et par ses romans de Science Fiction dont « Ces garçons qui venaient du Brésil » également adapté au cinéma.

Son roman « Un bonheur insoutenable » est sans doute son texte le plus ambitieux. Il s’agit d’une anti-utopie qui se situe plutôt dans la lignée du « Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley que dans celle de « 1984 » d’Orwell.

Dans le futur, les humains sont gouvernés par un ordinateur unique (« UniOrd ») enfouit sous les Alpes. Cet ordinateur décide qui pourra avoir des enfants, quel sera le métier que l’on exercera, où on habitera, avec qui on pourra se marier, etc. Il n’existe que quatre prénoms pour les hommes et autant pour les femmes et les caractéristiques physiques ont été uniformisées. Tout le monde porte un bracelet d’identification au poignet qui sert aussi de « passe » auprès des innombrables bornes et portes électroniques qui parsèment ce monde.
Clef de ce système, UniOrd décide surtout du « traitement » que reçoit chaque habitant une fois par mois (plus souvent en cas de besoin). Cocktail de médicaments, d’hormones et de calmants, ces injections ont pour but de maintenir les hommes et les femmes dans un état « civilisé » où l’agressivité et la pensée autonome sont bannies. Grâce à ce contrôle hormonal, la sexualité est réduite à dix minutes par semaine, les femmes n’ont presque pas de seins et les hommes n’ont pas besoin de se raser...

Heureusement, certains habitants arrivent quand même à se révolter et Ira Levin nous raconte la vie d’un homme surnommé Copeau dont le grand-père a participé à la construction d’UniOrd. Sans trop rentrer dans les détails, disons qu’arrivé à l’âge adulte, Copeau va rencontrer un groupe de personnes qui comme lui essaient de penser par elles-mêmes et ne trouvent pas forcément bonnes les décisions que prend Uni. Ce groupe sera repris par le système et ce n’est que plusieurs années plus tard que Copeau réussira à se libérer de nouveau de sa camisole chimique. Cette fois, il réussira à fuir accompagné de la femme qu’il aime vers une île habitée par des « sauvages » qui vivent à peu près comme nous. Après une période d’adaptation difficile dans cette nouvelle société, Copeau formera le projet de revenir afin de détruire UniOrd...

Je ne dévoilerai pas la fin du roman mais je dirai seulement qu’il s’agit d’une illustration des thèses de Friedrich Hayek dans « La présomption fatale »...

Ce roman est dans l’ensemble bien construit et se lit avec plaisir. Les rebondissements sont nombreux et l’auteur sait rendre crédible le monde qu’il nous décrit. Deux points faibles cependant : tout d’abord le contrôle des individus paraît être tellement efficace que l’on est étonné du nombre de personnes qui finalement réussissent à se révolter.
Deuxièmement, l’arrivée dans une nouvelle société d’êtres humains « sauvages » est traitée un peu rapidement et en quelques pages, l’univers de Copeau change radicalement. Ira Levin a voulu mettre beaucoup de choses dans son récit, peut-être un peu trop de choses.

On retrouve dans ce roman certaines idées forces déjà rencontrées dans d’autres anti-utopies comme le contrôle social absolu, la quasi-disparition de la famille, l’amour comme voie vers la révolte et l’acharnement du système contre l’individualisme (dans « Nous autres » de Zamiatine, les hommes n’étaient plus des hommes mais des numéros, ici ils sont des « membres »).
On peut également penser comme source d’inspiration au sort de certains dissidents politiques soviétiques qui jusque dans les années quatre-vingts étaient internés dans des hôpitaux psychiatriques et mis sous camisole chimique. Si vous vivez dans une société socialiste en marche vers un avenir radieux et que vous vous révoltez, c’est que vous êtes malades et les optimistes feront remarquer que trente ou quarante ans plus tôt, ces dissidents auraient été exécutés dans les caves du KGB ou envoyés en Sibérie... Décidément, l’univers soviétique est une source d’inspiration inépuisable pour les faiseurs d’anti-utopies.
Les arguments en faveur d’un monde ainsi contrôlé ont aussi été déjà rencontrés : échange de la liberté contre le bonheur, abolition quasi-complète des conflits, paix universelle, plus grande efficacité économique, etc.

Typique des années soixante-dix, l’idée et la peur qu’une telle société totalitaire pourrait reposer sur l’utilisation d’un énorme ordinateur qui gérerait dans les moindres détails la vie de chaque individu. Il est vrai que les premiers ordinateurs étaient énormes et coûtaient très chers et rarissimes sont les textes de Science Fiction qui envisagent qu’ils puissent devenir de petite taille (et même portables !) avant l’invention du PC par IBM dans les années quatre-vingts. En fait, il n’existe qu’un texte de cette sorte, il s’agit de la nouvelle « Un logique nommé Joe » de Murray Leinster qui date de 1946 (on peut la lire en français dans « Demain les puces », anthologie de Patrice Duvic, éditions Denoël, collection Présence du futur n°421, 1986).

Une originalité dans ce « bonheur insoutenable » : ce monde bouge. Les sociétés décrites dans « Nous autres », « Le Meilleur des mondes » ou « 1984 » sont des sociétés qui cherchent à échapper à l’histoire, à figer les choses dans un présent perpétuel... Seule la conquête de l’espace dans « Nous autres » est une véritable innovation et dans « La kallocaïne » de Karin Boye, la guerre ne sert pas à immobiliser le présent comme dans « 1984 ».
Dans le roman d’Ira Levin, nous apprenons comment cette société future est née et nous savons que des « progrès » à venir sont possibles grâce aux recherches menées sur les manipulations génétiques. Elles permettront si tout se passe bien d’obtenir des êtres humains naturellement sages, calmes et intégrés. Dans ce roman aussi, la conquête de l’espace est mentionnée plusieurs fois.
C’est peut-être là une différence entre une anti-utopie proprement dite, héritière des utopies des siècles précédents où les hommes vivent dans une société parfaite et dans un éternel présent et un roman de Science Fiction qui emprunte beaucoup aux anti-utopies mais qui ne refuse pas l’histoire ni l’évolution. Autrement dit, on s’ennuie quand-même moins dans un roman de Science Fiction !

Sylvain

P. S. : Ira Levin a écrit un autre roman dans lequel on trouve une autre sorte d’anti-utopie, il s’agit du roman « Les femmes de Stepford » (éd. Albin Michel, 1974 ; réédition chez J’ai lu, n°649 en 1976) dont voici l’argument.
Joanna et son mari sont new-yorkais mais décident de s’installer dans une petite ville baptisée Stepford. Leur arrivée se passe bien mais Joanna s’aperçoit vite que les habitantes de la ville ont une particularité : elles ne pensent qu’à leur ménage et à s’occuper de leurs enfants et de leur mari. A côté de ça, elles ont toutes des mensurations dignes du magazine « Play Boy » et les tentatives de Joanna pour créer un club féminin ou féministe échouent pitoyablement.
Les choses commencent à devenir inquiétantes quand son mari devient un assidu des réunions du « Club des Hommes » et quand plusieurs de ses amies comme elles nouvelles habitantes de la ville et qui semblaient jusque là épargnées se mettent aussi à ne plus penser qu’à leur maison...
Que se passe-t-il à Stepford ? L’eau ou l’air contiennent-ils une substance chimique qui modifie le comportement des femmes ? Est-ce une conspiration des hommes de la commune qui ont trouvé le moyen mécanique ou électronique de transformer leurs compagnes ? Les femmes de Stepford sont-elles des robots ? Joanna va mener son enquête...
Un roman très agréable à lire et qui reflète peut-être certaines peurs ou certains fantasmes des féministes des années soixante-dix. Une anti-utopie mineure mais intéressante.
A noter que l’édition J’ai lu est illustrée par un excellent dessin de Philippe Caza.


 
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György Dalos : « 1985 »
sous-titre : Un récit historique (Hong Kong, 2036).
Editions La Découverte/Maspéro (1983), collection « Voix ».
Traduit de l’édition originale allemande de 1982 par Emile Noiraut et précédé d’un avertissement du traducteur.

György Dalos est hongrois. Il est né en 1943 et a été étudiant en histoire à l’Université de Moscou dans les années 60. En 1968, il a été exclu du Parti communiste hongrois et a été condamné à une peine de prison avec sursis pour « maoïsme ». Il a plus tard quitté son pays pour l’Autriche et vit maintenant à Berlin où il dirige la « Maison de la Hongrie ».
« 1985 » se présente comme étant la suite du « 1984 » de George Orwell. Le récit de György Dalos s’ouvre sur le communiqué officiel annonçant la mort de Big Brother et se poursuit par des textes rédigés par des personnages que nous connaissons bien : Winston Smith, le héros de « 1984 », Julia Miller, la femme qu’il a aimé, James O’Brien son ex-tortionnaire et d’autres encore.
« 1985 » a donc la forme d’un recueil de documents dans lequel on trouve aussi des poèmes et des communiqués officiels. L’ensemble raconte ce qui se passe après la mort de Big Brother : lutte pour le pouvoir (la femme de Big Brother, Big Sister ne parvient pas à le garder), importante défaite militaire de l’Océania, printemps politique et intervention fraternelle de l’Eurasia qui est devenue entre temps un pays ami...

Avec ce texte, nous changeons d’époque.
« 1984 » a été écrit à l’orée de la « Guerre froide » à une période où l’avenir était bien sombre. La peur d’une troisième guerre mondiale qui aurait été une guerre atomique était très présente et George Orwell pensait qu’elle était inévitable.
Dalos lui nous plonge dans l’univers des dissidents soviétiques ou natifs d’Europe centrale (qu’on appelait à l’époque « Europe de l’Est ») des années 70 et 80. La peur d’une conflagration générale s’est estompée et à l’ouest, le prestige de l’Union Soviétique s’est bien émoussé après les interventions armées en Hongrie (1956) et en Tchécoslovaquie (1968) et grâce à l’action du syndicat libre « Solidarité » en Pologne. Les textes des dissidents sont nombreux à être publiés en Occident et dans quelques années la relance de la course aux armements initiée par Ronald Reagan (qui est arrivé au pouvoir en 1980) mettra le régime soviétique à genoux.
En 1982 nous n’en sommes pas tout à fait là. A l’ouest rares sont ceux qui parient sur un écroulement à court terme du système soviétique, et pourtant...

Avec « 1985 », nous changeons aussi de ton. Comme beaucoup d’opposants, Dalos se sert de l’humour et de la farce pour ridiculiser la dictature communiste. Plein d’humour, pas toujours très fin certe mais dont le communiqué officiel concernant la mort de Big Brother donne un bon aperçu, ce texte est d’une lecture très agréable et on y reconnait certains « tics » bureaucratiques qui font très vrais. György Dalos connait bien de l’intérieur le fonctionnement d’une bureaucratie...
Il raconte parfois aussi des choses très prosaïques concernant la vie de ses héros. Il faut lire la lettre que Catherine Smith envoie à Winston pour lui demander le divorce ou les comptes-rendus de la préparation et de la première représentation de « Hamlet » de Shakespeare mise en scène par Julia...
On trouve aussi des discussions étonnantes demandant la fin de la gymnastique télécranique obligatoire et le récit du réveil de la religion musulmane parmi les ouvriers de Londres...

Si vous avez aimé « 1984 », si le changement de ton ne vous fait pas peur et si vous avez envie de savoir ce qui s’est peut-être passé après, lisez « 1985 », vous ne le regretterez pas.

Sylvain

Références :

« The Multimedia Encyclopedia of Science Fiction », CD-Rom, par Peter Nicholls et John Clute (Grolier, 1995).

- Critique par Stéphane Nicot parue dans "Fiction" n°347 (janvier 1984).
Enfin "critique" n'est peut-être pas le mot qui convient car Stéphane Nicot parle du "1984" de G. Orwell sur près de la moitié de son texte et n'oublie surtout pas de faire sa propagande trotskiste habituelle. A propos de Trotski, on pourra lire avec profit un texte de Michel Vincent ICI.

 
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George Orwell : « 1984 »
Titre original : « Nineteen Eighty-Four » (1949).
Traduction française chez Gallimard en 1950.
Nombreuses autres éditions dont Folio n°822 (1972), les pages mentionnées ici font référence à cette édition.
Traduction : Amélie Audiberti.
Prix Prometheus catégorie « Hall of Fame » en 1984.

De son vrai nom Eric Arthur Blair, l’écrivain britannique George Orwell est né en 1903. Il est connu pour avoir participé dans le camp républicain à la guerre civile espagnole (il a raconté cette expérience dans « La Catalogne libre ») et pour son engagement constant en faveur du socialisme. Il a été journaliste et a notamment raconté la vie des pauvres et des clochards parmi lesquels il a vécu à certains moments de sa vie (« La vache enragée » ou « Dans la dèche à Paris et à Londres »).
Comme écrivain il est le célèbrissime auteur de « 1984 » mais aussi de la « Ferme des Animaux » dont le sujet est la dégénérescence qui suit nécessairement la victoire de la Révolution, thème qu’à gauche on nomme souvent la « révolution trahie ».
Malade depuis des années, Orwell a eu le temps de voir paraître son roman « 1984 » avant de mourir de la tuberculose en 1950.

Winston Smith est fonctionnaire au Ministère de la Vérité. Son travail consiste à réécrire certains documents du passé comme des articles de journaux afin de les mettre en conformité avec les événements présents. Il est membre du Parti extérieur, ce qui lui donne quelques privilèges mais le place sous surveillance politique constante.
Winston a envie de se révolter mais le monde dans lequel il vit n’admet aucune révolte ni même aucune pensée déviante. C’est l’amour qui lui permettra de s’échapper un peu et pour peu de temps...

Pour Orwell, la société de « 1984 » se situe dans un futur relativement proche. Il suppose qu’une guerre atomique a éclaté à la fin des années cinquante et « qu’une centaine de bombes furent alors lâchées sur les centres industriels, surtout dans la Russie d’Europe, l’Ouest européen et l’Amérique du Nord » (page 276). Il sous-estime les conséquences d’une telle guerre nucléaire et dans son récit les séquelles en sont inexistantes. Il est évident que dans le monde réel, le lâcher d’une centaine de bombes atomiques auraient eu des conséquences dramatiques et aurait menacé la survie même de l’être humain sur la Terre...

Quoi qu’il en soit, la Révolution a éclaté et triomphé en Occident sensiblement à la même date et l’Angsoc est devenu l’idéologie officielle de l’Océania dont fait partie la Grande-Bretagne.
Au sommet de cette organisation sociale, on trouve bien sûr Big Brother tout puissant et infaillible. Ensuite vient le Parti Intérieur qui regroupe les privilégiés du système avec leurs magasins spécialisés et leurs produits de luxe (luxe tout relatif dans ce monde de pénurie mais quand-même).
Puis le Parti Extérieur qui encadre la société et dont les membres sont étroitement surveillés et enfin les « Prolétaires », environ 85 % de la population (page 103), qui sont méprisés, manipulés, mais qui ont une vie relativement normale.
La vie de tous est rythmée par les minutes et les semaines de la haine, prétextes à des scènes d’hystérie obligatoire où les traîtres supposés sont dénoncés et insultés. Le chef de ces opposants s’appelle Emmanuel Goldstein. C’est un ancien dirigeant d’Océania qui est censé avoir trahi au profit de l’étranger et qui complote pour tenter de rétablir l’ancien régime capitaliste. Il serait à la tête d’une mystérieuse organisation qu’on appelle la « Fraternité ». Il est également l’auteur d’un livre interdit dont le titre est « Théorie et pratique du collectivisme oligarchique ». Winston réussira à en lire le premier et le troisième chapitre avant d’être arrêté par la Police de la Pensée...

Ce qui a frappé les lecteurs de « 1984 », c’est l’incroyable perversité du système politique et idéologique imaginé par George Orwell. Il s’est clairement inspiré des pratiques bolcheviques en usage en URSS à l’époque et a tenté d’aller encore plus loin tout en respectant une certaine cohérence. La filiation avec les procès dits « de Moscou » où des dirigeants communistes historiques participaient à leur propre avilissement et avouaient des crimes inimaginables après avoir été torturés est patente. Le désir de contrôle du passé est également caractéristique, on se souvient par exemple des photos soviétiques truquées où les dirigeants qui étaient tombés en disgrâce étaient tout simplement effacés.
On sait aussi que depuis la Guerre d’Espagne, Orwell avait pris ses distances avec les communistes. Il avait été révolté par leurs méthodes et en particulier par leur désir de supprimer tout mouvement même de gauche et même révolutionnaire qu’ils ne contrôlaient pas. Il avait assisté aux affrontements entre communistes et anarchistes et entre les communistes orthodoxes et les marxistes révolutionnaires du POUM, et ce en pleine guerre civile que les « fascistes » étaient en train de gagner. Motif de révolte pour Orwell également que la partialité et le pro-communisme servile affichés par les organes de presse de gauche en Grande-Bretagne (et sans doute aussi ailleurs en Europe...).
Pour Orwell, sauver l’idée socialiste passait par une destruction du mythe soviétique. Ses grands textes politiques que sont la « Ferme des animaux » et « 1984 » sont donc aussi des textes de combat d’un anti-communisme virulent.
Les commentateurs de gauche actuels ne sont toujours pas très à l’aise avec cette réalité. Bien sûr, en son temps Orwell a été traîné dans la boue et insulté par les communistes et leurs chiens de garde. Aujourd’hui, c’est à qui expliquera que d’une part, Orwell fait une critique de gauche du totalitarisme (1) et d’autre part, que les caractéristiques de la société orwellienne se retrouvent aussi (surtout ?) dans les sociétés occidentales capitalistes (2), ce qui est quand même un peu fort de café !



Reprenons.
Orwell est bien resté socialiste jusqu’au bout et a soutenu le parti travailliste britannique. Il était partisan de la collectivisation des moyens de production mais pensait qu’on pouvait sauver la liberté d’expression tout en réprimant sans faiblesse les opposants à la révolution. Comment comprendre ces contradictions ? Il faut revenir à « 1984 » et en particulier aux textes attribués à Goldstein dont on sait par ailleurs qu’ils représentent bien les idées d’Orwell et de ses amis (3).
Dans le chapitre 1 du livre attribué à Goldstein (pages 285 et suivantes de « 1984 »), il est dit que toute société depuis la préhistoire est divisée en trois classes sociales : la classe supérieure, la classe moyenne, la classe inférieure. Naturellement la classe supérieure dirige, la classe moyenne veut prendre sa place et la classe inférieure souffre (plus ou moins) en silence. Pourquoi trois classes sociales ? Pourquoi pas deux ou quatre ? Nous ne le saurons pas. L’origine de cette structure est probablement marxiste. D’abord les exploiteurs (les seigneurs féodaux ou les propriétaires capitalistes par exemple) puis les exploités (les esclaves, les serfs, les ouvriers, etc.), ce qui fait deux classes (jusqu’ici, c’est simple, tout va bien). Mais que faire des médecins, des prêtres, des enseignants, des commerçants, des journalistes, des artistes, etc. qui ne sont pas franchement des exploiteurs pas plus qu’ils ne sont franchement des exploités ? On crée donc une classe intermédiaire hétéroclite pour sauver un système idéologique qui n’a plus grand rapport avec le monde réel.
Orwell n’a jamais réussi à se dégager de ce marxisme vulgaire qui aujourd’hui encore est présent dans beaucoup de têtes. Il n’a pas plus compris d’ailleurs l’importance de la propriété privée comme fondement de la liberté individuelle, elle-même garantie de toutes les autres libertés.
Dans « 1984 », le progrès scientifique et technique qui a été très important dans la première partie du XXè siècle menace la hiérarchie sociale en apportant à tous une certaine prospérité et des conditions de vie inespérées les siècles précédents.
(Mais d’où vient donc ce progrès sinon de l’organisation capitaliste des sociétés occidentales ? Cela, Orwell est incapable de le dire et peut-être de le voir...)
Donc la révolution éclate et est victorieuse ; le nouveau système qui se met en place bloque cette évolution sociale positive en organisant la régression technique et scientifique et la pénurie... La guerre permanente devient le moyen d’éviter des crises économiques dues à la surproduction. On retrouve ici une idée courante (mais fausse) disant que le capitalisme entre spontanément et périodiquement en crise à cause de la surproduction de biens...
On sait par ailleurs qu’Orwell n’aimait pas trop le monde moderne (« il a dit que l’Amérique serait la ruine de l’ordre moral, il a dit que plus les femmes avaient de gadgets, plus elles se préoccupaient de leur visage et de leur silhouette moins elles voulaient avoir d’enfants... » (4)). Son cas n’est pas unique, Aldous Huxley ou J.R.R. Tolkien partageaient les mêmes sentiments. Il est malgré tout étonnant de voir cohabiter dans le même esprit un désir de changements révolutionnaires radicaux et le refus de certaines évolutions spontanées de la société. Le mot-clef bien sûr est « spontané ». Les socialistes comme les conservateurs se méfient (pour le moins) d’évolutions sociales ou techniques qu’ils n’ont pas prévues et qu’en fait ils ne comprennent pas...

George Orwell partage aussi une conception très répandue à l’époque (et dominante jusque dans les années 70) qui voit l’homme comme essentiellement malléable et comparable à une pâte à modeler que l’éducation et la langue peuvent façonner quasiment n’importe comment. On ne dira jamais assez le mal que cette conception que l’on sait scientifiquement fausse aujourd’hui a fait. Imaginer que l’homme est une cire vierge est le meilleur encouragement que l’on puisse donner à tous les esprits totalitaires qui ne rêvent que de créer un « homme nouveau ». L’histoire du XXè siècle est d’abord le récit des drames dont cette conception est la cause.

Revenons maintenant sur les rapports entre « 1984 » et les autres anti-utopies qui l’ont précédé.
George Orwell connaissait le livre d’Eugène Zamiatine « Nous autres » qu’il avait lu en traduction française (5). Même si les deux textes sont très différents, ils partagent une même atmosphère lourde et sombre et dans les deux cas, le moteur du récit est une histoire d’amour interdite... On trouve également posé le dilemme du choix nécessaire (?) entre le bonheur et la liberté quasiment dans les mêmes termes dans Zamiatine (page 71 de l’édition Gallimard) et dans Orwell (page 370) avec l’allusion biblique en moins.
Orwell connaissait aussi bien sûr le « Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley mais ne l’estimait pas beaucoup en tant que préfiguration du futur (6). Une discrète allusion quand même dans « 1984 » à la page 50 quand Winston « se réveilla avec sur les lèvres le mot Shakespeare. » On se souvient que « Monsieur le Sauvage », l’un des personnages principaux du « Meilleur des mondes » se conduit en héros shakespearien... Mais le roman de Huxley se situe dans un futur beaucoup plus lointain et le ton en est plus léger.

Plus mystérieuse est la relation possible avec la « Kallocaïne » de Karin Boye dont l’édition suédoise date de 1940. Traduit en 1947 en français, langue que lisait et parlait Orwell (7), je ne connais en anglais qu’une première édition américaine de 1966 mais peut-être existe-t-il une édition britannique antérieure. Car les ressemblances entre les deux textes sont frappantes. Tous deux partagent la même conception d’un Etat totalitaire qui contrôle la vie de ses concitoyens dans les moindres détails, le monde est divisé dans les deux romans entre plusieurs « super Etats » concurrents, l’objectif affiché de l’Etat est d’affaiblir autant que possible la structure familiale et on retrouve dans « 1984 » les dispositifs de surveillance domestique inventés dans la « Kallocaïne ». On peut même dire que le processus totalitaire va plus loin dans ce dernier roman puisque toute la population est embrigadée alors que les « prolétaires » de « 1984 » vivent leur vie sans être trop inquiétés par la Police de la Pensée... Je suis donc persuadé qu’Orwell connaissait le chef d’oeuvre de Karin Boye, au moins par sa traduction française. (8)

Il y a cependant dans « 1984 » une découverte qui mérite qu’on s’y arrête : le goût du pouvoir pour le pouvoir :
« Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. » (« 1984 » page 371)
Réflexion d’une très grande portée et sur laquelle il faudra bien revenir. Le pouvoir est une drogue, la pire des drogues. Nombreux sont les hommes prêts à tout (en tout cas à beaucoup) pour un peu de pouvoir.

Malgré tout, « 1984 » se termine bien, ce qui est rarement vu. La véritable fin du roman n’est pas quand Winston Smith, libéré de prison se rend compte qu’il aime Big Brother mais est constituée par l’appendice consacré à la novlangue. Ce texte écrit au passé et en langue courante nous explique quelles ont été les principes politiques et idéologiques qui ont présidé à l’élaboration de cette langue artificielle.
Conclusion logique : la novlangue n’existe plus, la dictature « bigbrotherienne » a disparu, le capitalisme et la liberté ont été restaurés !

Sylvain

Notes :

(1) : Voir « George Orwell, une vie » par Bernard Crick (Points Seuil n°B3, 1983) chapitre 17 : « Les derniers jours et 1984 » mais aussi « Orwell ou l’horreur de la politique » par Simon Leys (éd. Hermann, col. « Savoir », 1984). Simon Leys est devenu célèbre dans les années 70 en étant un des premiers à dénoncer les crimes abominables commis par les communistes chinois sous la direction de Mao-Tsé-Toung. Il faut lire ses « Essais sur la Chine » (collection Bouquins, éditions Robert Laffont, 1998) et se rappeler que ces textes ont fait scandale à l’époque. L’insistance de Simon Leys à rappeler que la critique d’Orwell reste une critique de gauche engendre donc un certain malaise.
Pire encore, même les trotskistes tentent de récupérer Orwell, voir par exemple « 1984 ou Orwell sens dessus-dessous » de Stéphane Nicot in Fiction n°353 (Juillet-Août 1984).
(2) : Voir par exemple « Sous les pavés de l’enfer utopique » de Roland Lew et Hubert Galle (in revue « Science Fiction » n°2, éditions Denoël, juin 1984) ou « D’un 1984 à l’autre : Angsoc et Plamod » de Jean Chesneaux (in « Univers 1984», éditions J’ai lu n°1617, 1984).
(3) : Voir Crick (op. cit.) page 305.
(4) : Raconté par la poétesse Stevie Smith dans « The Holiday » (1949), cité par Crick (op. cit.) page 374.
(5) : Voir Crick (op. cit.) page 390.
(6) : Voir Crick (op. cit.) page 198 et 377.
(7) : Voir note (1), première référence.
(8) : Sam Moskowitz dans son introduction à l’ « Histoire du futur » tome 1, de Robert A. Heinlein (éd. OPTA, CLA n°10, 1967) mentionne une nouvelle de ce même Heinlein datant de 1940 intitulée « If this goes on... » (en français « Si ça arrivait... ») qui préfigure tout à fait Orwell avec « le modelage de la pensée, la télévision comme moyen d’espionnage, les tortures psychologiques et physiques raffinées utilisées pour mettre les masses au pas et consolider le pouvoir... » tout cela sur fond de dictature religieuse. Cette nouvelle fait partie du recueil "Révolte en 2100" (voir ce blog, plus haut).
Robert Heinlein est également un précurseur en ce qui concerne l'"heure de la haine" qu'on trouve dans "1984". Dans son roman "Sixième colonne", Heinlein parle chez les résistants de "séance de haine", moments où ceux-ci regardent les émissions officiels du régime à la télévision (voir "Sixième colonne", éditions Terre de brume, 2006, page 54).

Autres références :

- « Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science Fiction » par Pierre Versins (éd. L’Age d’Homme, 1972), article « George Orwell » pages 643 à 646.
- « Science-Fiction : une histoire illustrée » par Dieter Wuckel (éd. Leipzig, 1988), pages 147 à 149.
- « "1984" et 1984 » par Alexandre Zinoviev in revue « Science Fiction » n°2, éditions Denoël, juin 1984 (à propos des différences fondamentales entre l’univers décrit par Orwell et les conditions de vie réelles dans les pays socialistes).
- « La mémoire indestructible » par Jeanine Verdès-Leroux in revue « Le genre humain » n°9 : « 1984 ? », éditions Complexe (1983) (l’auteur montre que malgré tous leurs efforts, ni les communistes français, ni l’Etat soviétique ne sont parvenus à contrôler l’histoire et la mémoire).
- "1984 à l'Anvers" par Robert Louit in le "Magazine littéraire" n°202 (décembre 1983) dont le dossier s'intitule "George Orwell 1984 Hier et demain".
- "L'Utopie ou la mémoire du futur" par Yolène Dilas-Rocherieux, éditions Robert Laffont (2000), page 264.

- « The Multimedia Encyclopedia of Science Fiction », CD-Rom, par Peter Nicholls et John Clute (Grolier, 1995).

Liens :

- « Les méthodes d’oppression dans 1984 » par Jérémy.

- Une bonne présentation de George Orwell ICI.

- Quelques mois avant la sortie de la traduction française de "1984", le roman de George Orwell est cité par Claude Elsen dans le premier texte en français utilisant le terme "science-fiction". Voir ICI.

Citations :

"Mais il y aura toujours, n'oubliez pas cela Winston, il y aura l'ivresse toujours croissante du pouvoir, qui s'affinera de plus en plus. Il y aura toujours, à chaque instant, le frisson de la victoire, la sensation de piétiner un ennemi impuissant. Si vous désirez une image de l'avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain... éternellement."
"1984", page 377 de l'édition Folio.

"A long terme, c'est nous qui l'emporterons...
la botte cessera un jour de marteler le visage de l'homme, et l'esprit de liberté brûle avec tant de force dans sa poitrine qu'aucun lavage de cerveau, aucun totalitarisme ne peuvent l'étouffer."

Murray Rothbard in "L'éthique de la liberté" (Editions Les Belles Lettres, 1991, page 366).



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